La Bayadère, version 2012
Ouf, le retour de La Bayadère à Bastille, après un détour franchement nuisible à Garnier, ça fait du bien : enfin les grands espaces que ce ballet en cinémascope exige. J’ai vu pour ma part trois distributions, très différentes de style, mais aussi, hélas, de niveau. Malheureusement, le corps de ballet, lui, sera passé à côté de son sujet avec une belle constance, ce qui n’est pas la première fois ; les choses n’ont fait qu’empirer en cours de série, du fait de la programmation erratique et étouffante qui est la règle à l’Opéra depuis trop longtemps et qui crève inévitablement les danseurs – la dernière représentation aura été souvent proche de la calamité. Quel dommage que le plaisir d’être en scène soit si souvent étouffé dans cette maison !
Les distributions des trois rôles principaux est marquée par une intéressante tentative de rajeunir un peu les cadres de la troupe, avant tout, il est vrai, parce que les étoiles confirmées n’ont plus d’intérêt pour ce répertoire – ou craignent de ne plus être à la hauteur du simple point de vue de la technique ? On nous avait annoncé, par exemple, Marie-Agnès Gillot en Gamzatti : ça aurait été passionnant pour nous, ça ne l’est visiblement pas pour elle (pendant ce temps, il est vrai qu’elle a dansé le solo initial d’Appartement de Mats Ek à toutes les représentations, ce qui reste un must). Gamzatti, du coup, c’est le point faible de cette série. Et ce d’autant plus que Mme Lefèvre a fait des siennes en nommant étoile sur ce même rôle une danseuse qui n’est, au mieux, que quelconque, Ludmila Pagliero. Je n’étais pas présent le soir de sa nomination à la fois attendue et redoutée, mais à la représentation suivante, qui n’a guère changé mon jugement sur cette technicienne honorable, mais pas brillante, qui n’a toujours pas su se construire une présence sur scène – dommage dans un rôle qui demande aussi des qualités d’acteurs. Les deux autres Gamzatti que j’ai vues m’étaient beaucoup plus sympathiques : Sarah Kora Dayanova et Charline Giezendanner font partie des talents repérés et attendus depuis longtemps par les ballettomanes frustrés de les voir privés de rôles importants. Dans toute autre troupe, ces talents évidents auraient été encouragés, accompagnés, mûris : à Paris, on n’a rien eu de mieux à leur faire faire que de jouer les utilités dans le corps de ballet. On n’a jamais vu un grand chanteur émerger après avoir chanté pendant quinze ans dans le chœur : être soliste, cela se construit sur le long terme, pour un danseur aussi. Cela nécessite de la part de la direction artistique d’une troupe, ô terreur, des choix : tu seras soliste, ma fille ; et toi, tu resteras dans le corps du ballet. Au lieu de ça, cela fait trop longtemps qu’à Paris on considère qu’une espèce de sélection naturelle finira bien par laisser émerger les meilleurs : ça ne marche pas, il est plus que temps qu’on s’en rende compte.
Je reviens donc à mes Gamzatti : j’aurais aimé aimer ces deux si belles danseuses, et sans doute elles ne se sont pas déshonorées, et certainement elles avaient plus à dire qu’une Pagliero : mais ce n’était encore pas assez. Lors de la dernière série de Bayadère, on avait pu se laisser séduire par une Émilie Cozette inattendue, d’une efficace perfidie : cette fois, il aura fallu se contenter pour ce rôle du moins de ce qui fait la marque de fabrique de l’Opéra ces dernières années, des gentilles danseuses qui dansent très gentiment. Qu’on ne se trompe pas : je souhaite, bien sûr, qu’on donne à Mlles Dayanova et Giezendanner l’occasion de rattraper le temps perdu. Mais tout de même, quel dommage !
Pour le couple principal, le bilan est un peu moins défavorable, et pour une fois les hommes ne sont pas en reste. Stéphane Bullion, danseur toujours trop discret, qui donne l’impression de ne pas vouloir montrer ses qualités, fait un admirable danseur noble, quitte à mettre du temps à entrer dans le spectacle. Florent Magnenet, moins noble sans doute, est plus immédiatement efficace malgré un jeu souvent à la limite du ridicule ; ce n’est peut-être pas d’une absolue délicatesse, mais j’avoue ne pas m’être attendu à cette enviable solidité technique ni à cet engagement qui porte la chorégraphie ; la variation très noureevienne – et pas au meilleur sens du terme – qui ouvre l’acte III en oubliait d’être mal fichue et incohérente.
À leurs côtés, mieux ne pas s’étendre sur Émilie Cozette, qui sans retomber au niveau invraisemblable de sa Raymonda n’a rien à apporter en Nikiya, alors qu’elle était une Gamzatti plutôt sympathique la dernière fois ; Myriam Ould-Braham, étoile de cœur de nombreux ballettomanes dont je suis, n’a hélas pas pu saisir l’occasion d’imprimer sa marque à un rôle qui me paraissait pourtant amplement à sa portée : bien sûr, on a vu bien pire ces dernières années à l’Opéra, et elle a toujours du moins pour elle des qualités stylistiques et techniques qui n’ont pas disparu pour autant, mais on ne peut que regretter un tel manque d’éclat scénique.
En réalité, ce qu’il y avait à sauver – et même beaucoup plus que ça – de cette série tient entièrement dans la matinée du 24 mars, qui donnait à la jeune Héloïse Bourdon, sujet, une rarissime occasion de faire ses preuves sur un grand ballet (ce qui est la norme ailleurs…), aux côtés de Stéphane Bullion : Bourdon ne faisait pas partie des jeunes danseuses les plus attendues par les habitués, c’est dire la surprise de se voir offrir une Nikiya pleinement maîtresse de ses moyens, qui ne tremble pas plus devant l’enjeu que devant les difficultés techniques et offre de surcroît une démonstration stylistique inattendue – oui, La Bayadère est une histoire indienne, et Nikiya n’est pas simplement un rôle de ballet classique comme les autres : danseuse sacrée et femme amoureuse, il y a de quoi construire un vrai personnage là-dedans, et Bourdon l’a fait comme je ne l’avais jamais vu faire. Magnifique.
Mais ce n’était pas le seul bonheur de cette matinée : d’abord, il y avait Sabrina Mallem, qui a fait sienne la « danse indienne », souvent un peu ridicule, mais qui devient avec elle diablement enthousiasmante (elle est aussi une très belle Troisième ombre – tandis que sa Première ombre, comme les différentes autres ombres de ses collègues, laisse beaucoup plus indifférent) ; et puis, surtout, il y a le phénomène du moment, l’incroyable François Alu, qui parvient un peu de la même manière à faire de l’Idole dorée, tout à coup, un grand moment de danse, là où on s’était résigné à ne voir qu’un moment de virtuosité un peu idiote – c’est tout ce qu’avait su en faire Mathias Heymann, par exemple, incapable lors de la dernière série d’en restituer le rythme et la cohérence. Alu ne se contente pas de se jouer des difficultés techniques : il s’offre le luxe d’être impeccablement musical, et de pousser la perfection stylistique à un niveau rarement vu. J’ai toujours pensé qu’en danse, dans le pas le périlleux, le style tenait à la position du petit doigt, et pas à la hauteur de l’arabesque : ici, comme Héloïse Bourdon, Alu restitue admirablement l’Inde fantasmée du grand spectacle de Petipa. Un miracle de danse, et enfin un signe positif pour l’avenir du Ballet de l’Opéra !
Il vous faudra attendre demain pour la suite : retour sur L'Histoire de Manon de Kenneth McMillan...
Dire que la nouvelle Etoile du Ballet de l'opéra de paris, Ludmila Pagliero est quelconque est quand même un comble! Ou alors vous connaissez mal la danse. C'est une artiste formidable avec un grand charisme. Un peu de respect pour tout les chorégraphes (Mats Ek, Jean-Guilhaume Bart, Patrice Bart, José Martinez... en autres) qui ont adoré cette artiste et collaboré avec elle. Tous c'est personnes du métier n'y connaissent-ils rien à la danse ou auraient-ils tous si mauvais gout! J'ai du mal à vous suivre.
RépondreSupprimerOu alors je connais mal la danse : je n'ai jamais prétendu avoir une compétence ou une légitimité autre que celle du spectateur. Et vous employez le mot "charisme", qui est bien une notion qui échappe totalement aux "compétences" que certains s'imaginent qu'il faut avoir quand on parle de danse, ces compétences techniques qui sont celles du danseur, du chorégraphe, pas nécessairement celles du spectateur. Le charisme, c'est précisément ce que je ne trouve pas chez Ludmila Pagliero.
RépondreSupprimerVous citez un certain nombre de chorégraphes dont elle a dansé les oeuvres (je doute que Mats Ek ait choisi Pagliero, puisque d'une part elle n'a dansé que dans des reprises, d'autre part Ek s'est plaint qu'à l'Opéra on ne le laissait pas assez libre du choix de ses danseurs) : ça s'appelle un argument d'autorité, et en tant qu'argument ça vaut à peu près zéro. Par ailleurs, et je vais peut-être vous choquer en disant cela, je ne considère pas Patrice Bart, et sauf changement José Martinez comme de grands chorégraphes...
Mats Ek a distribué plusieurs fois Ludmila Pagliero dans ses œuvres: La Casa de Banarda de Alba, Appartement ou encore A Sort Of. S'il doit parfois choisir ses distributions dans un groupes d'artistes défini par la direction; il a tout de même le choix de distribuer qui il désir pour la reprise de ses ballets.
RépondreSupprimerPatrice Bart n'est peut-être pas un grand chorégraphe comme vous l'écrivez, mais il a été certainement un grand maître de ballet et une personnalité imminente de l’Opéra de Paris. Et José martinez est aujourd’hui le directeur artistique du ballet National d’Espagne.
Je trouve que pour une artiste sans charisme (c’est votre avis), Ludmila Pagliero a un parcours artistique plutôt impressionnant!