mercredi 4 juillet 2012

Marins londoniens (1) – Énée et ses Troyens

Le concours n’est peut-être pas tout à fait fini, mais la nouvelle production des Troyens de Berlioz à Londres a quelque chance de constituer la plus grande déception de la saison lyrique européenne. Sans doute, le Royal Opera n’est pas coupable de tout – après tout, si Jonas Kaufmann a renoncé, c’est la faute à Berlioz qui a écrit un rôle qui dépasse un peu ses capacités, pas celle de Kasper Holten. Mais tout de même.

Pauvre cheval... Oui, c'est la nuit, visiblement.


On aura vite fait de faire le tour de ce qui mérite ici d’être sauvé. Le seul gros point fort de cette longue après-midi, c’est Eva Maria Westbroek (Didon). Le timbre interloque pendant quelques secondes, mais on retrouve rapidement ce qu’on a pu aimer chez cette chanteuse quand on l’a découverte, cette ampleur lumineuse qui rayonne de générosité. On prend aussi beaucoup de plaisir à la trop courte chanson d’Hylas (Ed Lyon), un trop bref modèle de chant nuancé et élégant ; et Hanna Hipp, membre de la jeune troupe maison (Anna) tout comme Barbara Senator (Ascagne) s’en tirent également avec les honneurs.
Bryan Hymel, qui a la lourde charge de remplacer Jonas Kaufmann, est dans une position intermédiaire. Son chant est solide, assez efficace et parfois nuancé ; mais le timbre est brutal, et les passages en force sont légion. C’est peut-être moins pire que son prince de Rusalka dans la même maison, mais ce n’est pas bien séduisant, la voix semble prématurément vieille, et on souhaite bien du courage à ceux qui iront à Londres pour l’entendre dans Robert le Diable en décembre prochain.
De même, Antonio Pappano ne laisse pas ignore qu’il est un chef d’opéra compétent et efficace – mais il se méprend entièrement sur Berlioz et sur ces Troyens, dont il fait un péplum hollywoodien plein de bruit et de fureur : c’est sans nul doute efficace, et le public semble apprécier dans sa majorité ; mais vraiment, si on tient absolument à être grossier, il y a tout un répertoire qui est fait pour ça, pas besoin de s’en prendre à Berlioz pour ça.
Maintenant, abordons les vrais problèmes. D’abord, Anna Caterina Antonacci. Sa Cassandre parisienne en 2003 avait fait chavirer les cœurs – mais pas le mien, qui avait admiré le timbre, mais était resté de marbre devant une incarnation marmoréenne. En 2012, le succès est toujours au rendez-vous, mais mon ennui de 2003 s’est transformé en une pure et simple exaspération. D’abord parce que McVicar fait de Cassandre une sorcière hallucinée qui ne cesse de courir d’un bout à l’autre de la scène ; ensuite parce que la voix s’est envolée, et qu’il ne reste qu’une tentative d’expressivité que ne peut pas appuyer un contrôle suffisant de l’instrument vocal. Il n’est pas interdit de détimbrer, il est permis de recourir par moments au parlando, mais quand tout le rôle passe à cette moulinette, il n’y a plus rien à sauver. Faire de Cassandre une parente proche de Clytemnestre, c’est se prendre solidement les pieds dans le tapis de la généalogie des temps épiques, tout de même.

L’autre énorme problème est le spectacle de David McVicar, qui me paraît indéfendable, et même encore moins intéressant que le travail conformiste et trop sage de Yannis Kokkos (Châtelet 2003). Pour faire un spectacle d’opéra, il est bon d’avoir à la fois des idées et du savoir-faire ; on se contente parfois, à défaut, de l’un ou de l’autre, mais les spectacles où les deux manquent sont cruels. Répétons-le : ce n’est pas ici une simple question de goût, c’est véritablement une question de compétence. Sans doute David McVicar a-t-il signé par le passé des spectacles authentiquement réussis, à commencer par l’Agrippina du Théâtre des Champs-Élysées qui l’avait révélé au public français : l’ampleur de l’échec n’en est que plus mystérieuse, mais pas moins patente.
Que voit-on ici ? Les décors oscillent entre laideur (surtout la première partie) et kitsch (la seconde) – je n’imaginerais pas que j’aurais à écrire que la chute de Troie est ici aussi laide, aussi sinistre, aussi creuse que dans la Didone de Cavalli du TCE. Les chanteurs, dès qu’ils ont à ouvrir la bouche, se précipitent sur le proscenium, face public, le nez sur la baguette du chef – il faut bien franchir cet orchestre déchaîné ; et quand un semblant de direction d’acteurs pointe le bout de son nez, c’est simplement ridicule – les gesticulations de Cassandre ! L’indispensable cheval est construit avec les armes abandonnées par les Grecs – c’est du moins ce qu’on doit voir, j’imagine, dans cette grosse chose noire qu’on croirait faite en un plastique de rebut, tout comme la tête gigantesque qui apparaît pendant les quinze dernières secondes du spectacle, et qui ne sert à rien sinon en jeter à la tête des spectateurs. Et comment peut-on oser évacuer de façon aussi cavalière la question du chœur, étagé en rangées immobiles dans le décor du 3e acte ?
C'est gênant, un chœur, non ? Ah, on n'a qu'à le caser en rangs d'oignon dans le décor (acte III)

McVicar n’est pas un metteur en scène stupide ; malheureusement, ce spectacle, qui ne plaira pas plus à des traditionnalistes endurcis qu’à mes pareils, l’est. La grande cause de son échec total, c’est finalement le cahier des charges qui lui était fixé : quand un spectacle est coproduit par le Royal Opera, l’Opéra de Vienne et la Scala, il n’y a plus de place pour l’intelligence, pour la créativité, pour la profondeur. Argent fait tout, comme on dit dans un opéra que j’ai beaucoup vu ces temps-ci : le problème est qu’il n’en sort rien et que, je crois, il ne peut rien en sortir. Les Troyens méritaient mieux : je n'hésite pas à dire que le spectacle de Herbert Wernicke, créé à Salzbourg en 2000 et repris post mortem à l'Opéra Bastille grâce à Gerard Mortier, est infiniment supérieur à ce que nous avons vu à Londres. Meilleur parce que la mise en scène était considérablement plus intelligente, sobre et tragique ; parce que Deborah Polaski, qui chantait certes un peu bas voire un peu faux, avait un tempérament dramatique et une puissance expressive naturelle que personne n'a ici ; parce que le chef Sylvain Cambreling dirigeait, simplement et bêtement (c'est-à-dire intelligemment), Berlioz. Pour une fois, le DVD est ici préférable au spectacle vivant.

Photos : Bill Cooper/ Royal Opera House

7 commentaires:

  1. Je suis d'accord avec toi sur chaque point, et pourtant j'ai littéralement adoré ce spectacle et j'ai fait partie des spectateurs ovationnant la plupart des interprètes et le chef. Sans que je comprenne pourquoi, l'ensemble de la soirée a produit sur moi un plaisir dépassant très largement l'addition de faiblesses individuelles. J'ai trouvé qu'il y avait une flamme, un engagement, qui finissent par dépasser tous les défauts et contresens (stylistiques, dramaturgiques etc.) que l'on peut relever çà et là.

    A part ça, je me permets de te contredire sur 2 points: je ne pense pas que Jonas Kaufmann ait renoncé au rôle d'Enée (même si je l'imagine assez mal dans le redoutable début du Ve acte), il était réellement malade depuis des semaines. Quant à la production, le fait qu'elle résulte d'une co-production entre institutions prestigieuses n'est pas, à mon sens, l'explication du parti-pris peplum de McVicar. Il existe d'ailleurs un contre-exemple de co-production Aix/Scala/Met etc. ayant débouché sur une grande mise en scène: De la maison des morts mis en scène par Patrice Chéreau

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  2. Merci pour ton commentaire. J'avoue que je peine à comprendre comment tu peux parvenir à une conclusion si éloignée avec des postulats proches, mais après tout, tant mieux si ça t'a au moins fait plaisir... J'en suis ressorti pour ma part vraiment malheureux, je vais essayer d'aller voir la production de Karlsruhe (mise en scène par David Hermann) pour essayer de me consoler...
    Pour Kaufmann, on verra bien ; pour De la maison des morts, les choses étaient un peu différentes : c'était Aix (donc un festival, avec la liberté que ça comporte), une oeuvre où de toute façon la grosse cavalerie ne passe pas, et l'idée était de faire travailler ensemble deux grands artistes à qui on ne commande pas...
    J'espère que tu as vu/iras voir Billy Budd à l'ENO (mon prochain message), ça vaut vraiment le coup !

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  3. oui le Billy Budd de l'ENO est extraordinaire à tous points de vue, probablement ce que j'ai vu de mieux au cours de cette terne saison londonienne

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  4. Pauvre Dominique Adrian... vous êtes un aigri invétéré.

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  5. C'est bien de mettre mon nom (facilement trouvable, je vous l'accorde) sans mettre vous-même le moindre pseudonyme... (on se connaît par ailleurs, au moins virtuellement, j'en suis sûr...)
    Cela fait longtemps que le genre d'épithète dont vous m'affublez ne me font plus rien, pour une raison très simple : ceux qui traitent les autres d'aigris réagissent à UN spectacle qu'on n'a pas aimé, simplement parce qu'eux l'ont trouvé génial, même quand on en voit par ailleurs des dizaines qu'on aime. Par exemple le Billy Budd évoqué ci-dessus (mais sans stars, ô scandale), ou le Ring de l'Opéra de Munich dont mes critiques commencent à paraître sur Resmusica... Avec les années, j'ai aussi mieux appris à éviter les spectacles prévisiblement mauvais, avec pour conséquence que je décrirais au moins 70 % des spectacles que je vois comme au minimum bons. Malheureusement, ce n'a pas été le cas pour ces Troyens, hélas.

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  6. je ne réagis pas à CETTE chronique-là mais à l'ensemble de vos articles, à l'argumentaire pauvre et vinaigré comme par habitude... à quoi bon ?

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  7. À quoi bon réagir, en effet, dans ce cas-là ?

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