Salzbourg a beau ne pas être pour moi un festival lyrique
avant tout, on y voit tout de même par ci par là un peu d’opéra. Je n’ai eu
aucun mal à résister à La Bohème
vendue pour Madame Netrebko ; mais j’ai tout de même cédé à quelques
spectacles non dépourvus d’intérêt, au moins sur le papier.
Comme beaucoup de mélomanes, j’ai été vivement attiré par
l’annonce d’une Ariane à Naxos de
Strauss dans sa version originale, celle de 1912, appuyée sur Le Bourgeois gentilhomme de Molière et
privée du magnifique prologue qui est sans doute ce que j’aime le mieux de tout
l’œuvre de Strauss.
Hélas, mon optimisme béat bien connu m’a encore cruellement
trompé. Car M. Bechtolf n’a pas seulement réalisé la mise en scène : il a
aussi écrit une « version » de la première partie, et cette première
partie remaniée est malheureusement d’une imbécillité rarement atteinte. Le Bourgeois gentilhomme, dit-il, est
une pièce ennuyeuse, il n’était donc pas question pour lui d’en donner soit
l’intégralité – peu souhaitable ici pour des raisons de longueur – soit du
moins une version raccourcie.
Mais non : il a eu l’idée évidemment géniale de mêler à tout cela la genèse de l’œuvre, et particulièrement la manière dont Hofmannsthal s’est inspiré de sa relation avec une jeune veuve pour former le caractère d’Ariane. Il y a, certainement, une anecdote authentique là-dessous : mais qu’en apprend-on sur l’œuvre ? Rien, même pas que l’opéra est censé, si je comprends bien, faire partie des célébrations qui finissent la comédie-ballet de Molière. La manière dont les deux mondes se pénètrent, celui de Hofmannsthal et celui de M. Jourdain, est pataude, et le sommet de la culture scolaire est atteint à la fin de cette première partie quand Hofmannsthal présente à son amie les figures de ses livrets d’opéra, en racontant comment Égisthe couche avec Électre : l’art et la vie, la vie et l’art, dissertation en trois parties, trois sous-parties, vous avez quatre heures.
Mais non : il a eu l’idée évidemment géniale de mêler à tout cela la genèse de l’œuvre, et particulièrement la manière dont Hofmannsthal s’est inspiré de sa relation avec une jeune veuve pour former le caractère d’Ariane. Il y a, certainement, une anecdote authentique là-dessous : mais qu’en apprend-on sur l’œuvre ? Rien, même pas que l’opéra est censé, si je comprends bien, faire partie des célébrations qui finissent la comédie-ballet de Molière. La manière dont les deux mondes se pénètrent, celui de Hofmannsthal et celui de M. Jourdain, est pataude, et le sommet de la culture scolaire est atteint à la fin de cette première partie quand Hofmannsthal présente à son amie les figures de ses livrets d’opéra, en racontant comment Égisthe couche avec Électre : l’art et la vie, la vie et l’art, dissertation en trois parties, trois sous-parties, vous avez quatre heures.
C’est la définition même de l’art bourgeois, si vous me
permettez d’utiliser cette expression qui n’est qu’en apparence désuète :
un art du savoir, un art des hiérarchies établies, un art des grands noms
aussi. Et non un art de la compréhension – car que sait-on de plus d’Ariane quand on sait l’anecdote réelle
qui a inspiré Hofmannsthal ? Et non un art de la mise en cause : le
spectacle est un magnifique (façon de parler) miroir tendu à ce public qui
pense que rien n’est plus important que les beaux habits, les politesses bien
tempérées et les belles relations mondaines. Et non un art du temps
présent : quelle idiotie que cette idylle sépia ! Cet opéra n’a-t-il
rien à dire aux gens d’aujourd’hui ? J’ai envie de dire au metteur en
scène « Parle-moi ! ». Il est bien question, dans cette œuvre,
que je sache, d’une bande de prolos qui viennent perturber les nobles habitudes
de l’aristocratie tragique : ne pas même voir ça, c’est tout de même un
degré de paresse intellectuelle redoutable.
Mais au-delà de ces questions d’interprétation, j’ai aussi
trouvé le spectacle incroyablement mal réalisé. L’adaptation est stupide, soit,
mais ce n’est pas une raison pour que la direction d’acteur soit aussi
lamentablement plate, aussi peu variée, aussi privée de rythme. Être
traditionnaliste n’est pas une excuse suffisante pour manquer à ce point des
compétences artisanales du metteur en scène ! Les lumières sont ridicules,
les costumes pitoyables, l’absence d’humour (commedia dell’arte !) totale.
Je n’ai jamais vu, de tous les spectacles théâtraux que j’ai pu voir en
Allemagne, des acteurs aussi uniment mauvais, même dans les trous de
province : je crois qu’ils ne le sont pas par eux-mêmes, mais qu’on les a
puissamment aidés à l’être.
Reste – ouf – la partie musicale. Il faut faire son deuil de
l’idée qu’on allait voir enfin la version originale de 1912 : ce qui en
faisait la cohérence, l’idée dramatique centrale, nous a été volé. Ce qui
reste, ce sont donc les fragments de musique de scène composés par Richard
Strauss et presque entièrement abandonnés ensuite. Disons-le franchement :
ce n’est vraiment que de la musique utilitaire. Si, comme Bechtolf, on ne croit
pas à la cohérence dramatique de cette version 1912, rien ne justifie plus
qu’on joue ces piécettes d’occasion. Dans l’opéra lui-même, on constate de même
que les quelques passages plus développés, presque entièrement dévolus à
Zerbinetta, méritent bien le sort qui leur a été réservé dans la version 1916,
le cas le plus net étant celui de son intervention à la fin de l’opéra :
là où, en 1916, elle se contente d’allusions, elle tient en 1912 tout un
discours pesant qui casse le charme du duo précédent. Autant dire qu’après
cette expérience, je serai très heureux qu’on continue à oublier la version
1912.
La distribution, elle aussi, ne tient qu’en partie ses
promesses. Le cas le plus gênant est, comme par hasard, celui de
Zerbinetta : à la place de Strauss, si j’avais entendu Elena Moşuc,
j’aurais ratiboisé encore plus sévèrement le rôle. Oh, bien sûr, il y a à peu
près les notes : les aigus sont là sans problème, les vocalises tiennent à
peu près debout si on n’est pas trop pointilleux sur la précision (disons qu’on
a au moins le point de départ et le point d’arrivée) ; mais outre le
timbre ingrat, j’ai été très gêné par la raideur et l’absence de variété de son
interprétation. Où est l’humour ? Où est la versatilité du
personnage ? Quand elle parle à Ariane, à quels moments est-elle vraiment
émue, quand joue-t-elle un rôle ? J’ai été aussi assez consterné par le
niveau des personnage de commedia dell’arte : vraiment, est-il si
difficile de trouver un Harlekin un peu plus chaleureux que Gabriel
Bermúdez ?
Heureusement le couple central et dans une certaine mesure
l’orchestre viennent donner un peu d’intérêt à la soirée. On aurait dû avoir
Riccardo Chailly, mais celui-ci, toujours gravement malade, a dû céder la place
à Daniel Harding, qui n’a réussi que partiellement à dompter les fauves
récalcitrants de l’Orchestre Philharmonique de Vienne : l’ensemble est
correctement rythmé, allant et équilibré, mais on sent souvent qu’il n’y a pas
vraiment de consensus entre eux sur le type de sonorité qui convenait à chaque
passage. Les cuivres de cet orchestre ne m’enchantent toujours pas. J’ai peu
goûté Emily Magee pendant la moitié de l’opéra à peu près, avec sa voix
étriquée et son absence d’interprétation. Quand soudain, ô miracle, à
l’approche du duo final, tout s’ouvre, tout devient naturel, éclatant,
émouvant : décidément, cette Ariane ne pouvait que céder au charme de
Bacchus, si elle se transforme ainsi à sa seule approche !
Il est vrai que, malgré son costume ridicule, ledit Bacchus
n’était autre que Jonas Kaufmann, parfaitement remis pour cette prise de
rôle : il explique dans le programme qu’il ne faut surtout pas tenter ce
rôle de façon héroïque, barytonnante. Étrangement, les premières phrases
semblent hésiter entre tentation barytonnante et ambitions lyriques ;
heureusement, tout s’arrange très vite, et on retrouve l’admirable musicien
qu’est avant tout, et plus que tout autre, Jonas Kaufmann. Dans les phrases les
plus tendues du rôle, rien n’est jamais passé en force, la tension est
admirablement dosée, précisément graduée, et la fusion des deux voix est un
pur miracle. Il aura fallu attendre trois heures pour avoir droit à cette
demi-heure de grâce absolue : ce qui distingue le purgatoire de l’enfer,
c’est qu’il y a le paradis au bout.
Photos Ruth Waltz
Photos Ruth Waltz
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