Victoire par K.O. : on savait bien que cette nouvelle
production de l’opéra unique et monumental de Bernd Alois Zimmermann Les soldats avait tout pour être l’événement
(et pour servir de cache-misère culturel à une programmation par ailleurs très
commerciale) ; par chance, le pari est réussi, pleinement, et le triomphe
public lors de la générale et lors de la première ont toutes les chances d’êtres
suivies par un triomphe critique.
Car oui, ayant en poche une place pour la première, j’ai
pris la peine d’aller mendier devant la salle une place pour la générale, me
disant qu’il ne pouvait pas être inutile de voir deux fois un pareil monument,
que l’écoute aveugle ne m’avait jusqu’alors guère révélé.
Malheureusement, comme souvent, aucune photo correcte pour donner une vue d'ensemble... (Photo Ruth Walz) |
L’opéra raconte l’histoire d’une fille de famille bourgeoise
qui, par ambition sociale, par naïveté, par intérêt mal compris, se laisse
séduire par un bel officier noble et finit par tomber dans la déchéance la plus
totale faute d’avoir su tirer les leçons de ses désastres précédents. La pièce,
je trouve, a toute la naïveté larmoyante de cette fin de XVIIIe siècle ; Zimmermann,
lui, y a lu des échos de son expérience traumatique de jeune soldat envoyé sur
le front russe : et sans doute la pièce de Lenz, qui présente les soldats
dans l’oisiveté pernicieuse de la vie de garnison, en temps de paix donc,
peut-elle passer pour une dénonciation de toute barbarie militaire, si on y
tient vraiment (je ne suis à vrai dire pas très étonné que la pièce ne figure
aujourd’hui que rarement à l’affiche dans les pays germanophones – le plus
intéressant, chez Lenz, c’est sans doute la nouvelle inachevée que lui a
consacré Büchner…).
La production du metteur en scène de théâtre Alvis Hermanis,
novice à l’opéra mais présent sur toutes les scènes de théâtre européennes,
joue intelligemment avec l’espace unique de la Felsenreitschule, comme personne
n’a su le faire depuis bien longtemps (dans mon souvenir, même la trilogie romaine
de Shakespeare qu’y avait monté il y a très longtemps Peter Stein ne parvenait
pas à emplir vraiment l’espace), beaucoup mieux que n’a su (ou voulu) le faire
Jens Daniel Herzog pour La flûte
enchantée de cette année. Le décor créé par Hermanis ne monte qu’à la
hauteur de la première rangée d’arcades : on y voit une galerie couverte et
fermée de verrières, dans laquelle tournent, impassible, des chevaux menés par
leur dresseur : hommage au lieu, écho de l’univers militaire des officiers
que nous présente la pièce, mais plus encore image de ressassement, de vaine
répétition, d’ennui. Recouvertes par intermittence de rideaux, ces verrières
servent aussi d’écrans de projection, au sens propre comme au sens figuré :
les daguerréotypes pornographiques qui y sont projetés, avec leur impudeur
souriante et en quelque sorte rassurante, ne font pas qu’illustrer l’appétit
sexuel des officiers (car, dans cette pièce, on ne nous parle jamais du simple
soldat), mais font écho à une misère qui est autant affective, relationnelle,
que sexuelle, tout en construisant autour d’eux un monde illusoire où tout n’est
que consentement et que plaisir choisi.
Devant cet arrière-plan, Hermanis a construit plusieurs
lieux pour les différentes scènes de l’opéra, la chambre de Marie, la taverne
des soldats, la demeure de Stolzius – Lenz était, à la fin du XVIIIe siècle, un
fervent adversaire des trois unités classiques. Mais il perturbe bien vite le
confortable réalisme des identifications mises en place pendant les premières
scènes, au point de laisser le séducteur de Marie prendre son dîner empoisonné
dans la chambre d’un collègue, chambre qui était celle de Marie au début :
cette neutralisation de lieux qui semblent au contraire afficher de façon
naturaliste leur fonction dédiée me paraît un des éléments les plus forts de la
mise en scène. Ce qui, ici, m’intéresse sans doute un peu moins, c’est d’une
part la situation temporelle au moment de la première guerre mondiale, d’abord
parce que l’opéra se déroule en temps de paix (fût-elle une guerre larvée),
ensuite parce qu’il n’était peut-être pas nécessaire de donner une
identification temporelle aussi précise ; d’autre part la direction d’acteurs,
qui ne manque pas de moments intéressants mais n’aide souvent pas à clarifier ce
qui se passe sur scène, en particulier lors des scènes avec les officiers :
c’est typiquement le piège de la Felsenreitschule, où le grand spectacle tend à
manger le travail de détail – il n’empêche que Hermanis affronte ces
contraintes avec une réussite bien plus grande que ses prédécesseurs.
Musicalement, je laisserai de côté la polémique pas très
intéressante concernant l’électronique, largement écartée de cette nouvelle
production au profit de musiciens de chair et d’os, et concernant le choix d’une
fin moins violente permis par une version de concert réalisée par Zimmermann
lui-même, ces choix étant explicitement justifiés dans le programme et, au
pire, ne constituant pas une trahison de l’œuvre aussi grave que de jouer, par
exemple, la « version » en deux actes de Lulu, qui n’a aucune justification possible. Quant au renoncement
aux interpolations filmées telles que prévues dans le livret, cela me paraît
presque une nécessité aujourd’hui, et vouloir s’y accrocher me paraît aussi
pertinent que d’exiger le retour des peaux de bête dans les mises en scène du Ring.
Le maître d’œuvre, face à un pareil défi, a naturellement un
rôle essentiel : Ingo Metzmacher sait faire, c’est évident, et l’ampleur
du défi a certainement contribué à rendre pour une fois dociles les membres de
l’Orchestre Philharmonique de Vienne, qui apporte par ailleurs un supplément de
chaleur à l’orchestre de Zimmermann qui n’est pas mal venu. La distribution,
elle, est dans l’ensemble de qualité, avec un – énorme, hélas – point noir,
avec la Comtesse de la Roche de Gabriela Beňačková, qui est obligée par sa voix
dévastée de hurler l’intégralité de son rôle en déséquilibrant irrémédiablement
les ensembles auxquels elle participe ; c’est d’autant plus regrettable
que Zimmermann, dans sa correspondance reproduite dans le programme, insiste
pour que les principaux rôles de la pièce, dont celui-ci, soient confiés à de
belles voix, soulignant à quel point il s’agit pour lui d’un véritable opéra où
le chant – le bel canto, pourrait-on traduire – doit jouer un rôle essentiel. D’autres
chanteurs pèchent, eux, par une diction allemande très maladroite, notamment
Boaz Daniel (l’aumônier) et Tomasz Konieczny (Stolzius), mais, plutôt que de dresser
une liste fastidieuse des petits défauts des uns et des autres, je ne peux que
saluer d’une part la performance d’ensemble, parce que l’ensemble reste
extrêmement impressionnant, et d’autre part constater que la génération de
chanteurs capables de chanter cela comme du Mozart, ou comme du Bellini, n’est
pas encore née : une Laura Aikin, spécialisée dans les rôles contemporains
les plus renversants, est une des seules chanteuses au monde capables d’exécuter
de pareils défis, mais peut-on dire qu’on trouve dans sa voix toutes les
séductions de Marie ? Peut-on dire que, musicalement, tous les passages
délicats aient été intégralement maîtrisés, en particulier le début de l’acte
IV ?
Reste la question essentielle : aimez-vous Zimmermann ?
Je parlerai prochainement de la programmation de concerts qui a accompagné l’événement
lyrique ; Les Soldats, que
Zimmermann qualifiait après tout lui-même d’œuvre de toute une vie, sont une œuvre
impressionnante, parfois d’une immédiate séduction – notamment dans les
passages orchestraux, qui renvoient à Photoptosis,
déferlante orchestrale à la Varèse –, parfois plus complexes simplement à
percevoir. L’œuvre est passionnante par l’addition de toutes ses composantes,
même si d’autres œuvres me parlent dramatiquement beaucoup plus naturellement,
mais la musique de Zimmermann suscite aujourd’hui, a fortiori hors des Soldats et de Photoptosis, plus d’intérêt que d’amour, plus d’interrogations que
d’adhésion. Affaire à suivre.
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