Avoir un port d’attache à l’étranger, c’est finalement assez
courant chez les mélomanes, une maison qui n’est pas à portée de main mais
qu’on fréquente régulièrement pendant des années, parce qu’on a des attaches
dans la ville qui l’abrite, ou des raisons d’y séjourner souvent, ou un
attachement particulier à un artiste qui y est déterminant. Pour moi, vous le
savez, c’est l’Allemagne en général et l’Opéra de Munich en particulier – voir
les critiques désormais à peu près innombrables que j’ai écrites pour Resmusica.
Comme cette honorable maison vient de publier sa saison 2013/2014, j’ai pensé
que je pouvais un petit peu plus en parler.
Il faut d’abord parler de l’événement majeur de cette
nouvelle saison : ce n’est pas une œuvre, ce n’est pas un chanteur, ce
n’est pas une mise en scène, c’est Kirill Petrenko. À Paris, vous aviez
Philippe Jordan, vous aurez Philippe Jordan, jusqu’à ce que mort s’ensuive (la
sienne, bien sûr, il nous enterrera tous). À Munich, c’était Kent Nagano,
directeur musical depuis 2006 : un excellent chef, modeste et travailleur,
qui a su conquérir avec les années un public qui ne lui était pas forcément
d’emblée favorable (trop d’attachement à la tradition, ça bouche les
oreilles) ; il en est encore qui lui reprochent de ne pas avoir montré
d’affinités avec Verdi ou Mozart, comme si c’était obligatoire ; mais ses
Wagner modernes et intelligents, et naturellement son affinité reconnue avec le
répertoire du XXe siècle resteront longtemps dans les mémoires. Sans
compter, bien sûr, qu’il sera toujours temps d’aller l’écouter à Hambourg le
moment venu.
Son départ, suite à des différends avec l’intendant Nikolaus
Bachler, sera sans doute regretté par beaucoup, mais il faut dire que le choix
de son successeur fait que les plus affligés ne tarderont pas beaucoup à se
consoler. Réussir à convaincre Kirill Petrenko de reprendre un poste permanent
après plusieurs années d’indépendance, c’était un exploit, un coup comme on en
fait peu. Les Lyonnais se souviennent certainement de sa trilogie Tchaikovski
et plus récemment de son irrésistible Tristan :
l’œuvre d’un perfectionniste, d’un obsédé de l’intégrité artistique, qui ne
peut diriger autrement qu’en repartant de l’œuvre dans son innocence
originelle, et en même temps un vrai chef d’opéra, qui comprend tout du
théâtre. Il y a, comme l’a dit un journaliste lors de la conférence de presse
de présentation (encore visible en ligne, je suppose) une « aura à la
Kleiber » chez ce jeune quadragénaire : comme Carlos Kleiber,
Petrenko refuse les interviews ; comme lui, il préfère limiter le nombre
de représentations pour pouvoir s’y consacrer pleinement ; comme lui,
hélas, il est coutumier des annulations, pour raisons de santé (dos) ou parce
qu’il ne pense pas pouvoir diriger au niveau qu’il exige de lui-même. C’est
très amusant de voir la frénésie autour de ce chef, frénésie partagée par la
direction de l’Opéra, par les journalistes, par le public averti – et par
moi-même, avec je le crains bien peu de nuances : on attend de lui l’âge
d’or, rien moins. Bon courage !
Pour sa première saison, Petrenko sera présent à Munich
comme rarement directeur musical l’a été : en trois premières, quelques
reprises et quelques concerts, il semble d’autant plus être résident permanent
sur la Max-Joseph-Platz qu’il ne tient visiblement pas à mélanger les
activités : alors que beaucoup de chefs placent leurs concerts ou leurs
représentations de routine pendant qu’ils répètent pour une première, Petrenko
sépare strictement les deux, et il ne mélange pas non plus les séries de représentations.
Perfectionniste, on vous dit. Le choix de répertoire pour cette première saison
est alléchant : la première absolue, ce sera La femme sans ombre de Strauss, mis en scène par Krzysztof
Warlikowski le 21 novembre ; suivront une nouvelle Clemenza di Tito (Mozart), puis Les
Soldats de Zimmermann (après le spectacle salzbourgeois de cet été), mis en
scène par Calixto Bieito (coproduction avec Zurich) et sans doute mieux
distribué qu’à Salzbourg (Barbara Hannigan notamment). Côté répertoire, un
petit Chevalier à la Rose toujours
dans la même mise en scène que celle où Carlos Kleiber a eu maintes fois
l’occasion de montrer son génie, mais aussi Tosca
(dans la déjà vieillotte production de Luc Bondy) et deux grands classiques
russes, Eugène Onéguine (Warlikowski)
et Boris (Bieito).
La présence de Petrenko a une seule limite : à partir
de la mi-juin, l’Opéra devra se passer de lui, puisque comme on sait c’est lui
qui dirigera le Ring à Bayreuth à partir de l’été prochain, et ce pour une
durée qui peut aller jusqu’à 5 ans (mais ça m’étonnerait que l’entente avec
Frank Castorf tienne aussi longtemps) ; il faudra donc suivre la saison
régulière et ne pas attendre le festival maison au mois de juillet pour
profiter de ce chef d’exception. On voit la distance entre Petrenko et son
collègue de la Staatsoper de Berlin, ce Daniel Barenboim jamais en repos, qui
donne sans doute à la maison un prestige réel, qui a tous les pouvoirs sans
avoir à assumer la moindre responsabilité, mais qui tombe de plus en plus
souvent dans une médiocrité qui est vraiment sans excuse (son impossible Don Giovanni à la Scala ! Ses
Schubert scandaleux d’impréparation à Salzbourg !). Petrenko n’est pas
seulement un chef génial et une personnalité sympathique : c’est aussi,
pour autant qu’on peut le sentir de l’extérieur, un modèle d’éthique
professionnelle.
L’homme qui a fait ce coup, c’est donc Nikolaus Bachler,
intendant de la maison depuis 2008 après l’avoir été au plus prestigieux
théâtre autrichien, le Burgtheater de Vienne. Comme son prédécesseur Peter
Jonas, Bachler n’est pas un artiste, ni musicien, ni metteur en scène ; il
avait déjà dirigé brièvement la Volksoper à Vienne, jamais une grande maison d’opéra.
J’ai eu pas mal de doutes, je l’avoue, dans ses premières saisons : trop
de productions qui affichaient sur le papier de grandes séductions scéniques et
musicales m’ont déçu. Est-il possible, par exemple, de faire du grand méchant
loup Neuenfels un sage illustrateur sans idée (Medea in Corinto de Mayr, DVD) ? Comment est-il possible que
Calixto Bieito n’ait pas eu (ou mis en œuvre) plus d’idées à propos de Fidelio
que cette image très jolie mais superficielle du labyrinthe ? Et pourquoi
monter tant d’œuvres superficielles sans grand intérêt ni musical ni théâtral ?
Et puis, progressivement, je ne sais pas, le courant s’est
mis à passer. Les deux représentations que j’ai vues au début de ce mois –
cette Jenůfa avec sa distribution incroyable, ce Boris enfin réussi scéniquement
(Bieito) et musicalement de haut niveau – font partie de celles qui marquent
durablement, et il y a eu le Ring de
l’été dernier, mis en scène par Andreas Kriegenburg de manière pas spécialement
spectaculaire (d’où certaines déceptions) et d’une qualité musicale tellement
constante, d’une telle probité artistique que tout à coup on se rappelle
pourquoi on est là plutôt qu’ailleurs, plutôt que devant celui pourtant
tellement plus médiatisé de Barenboim et Cassiers à la Scala et à Berlin. Et ce
luxe permanent de l’orchestre et du chœur à un niveau tellement incroyable
(mais c’est le fondement de la maison, ça, pas tellement le mérite de tel ou
tel intendant). Et cette capacité à faire travailler des artistes sur le long
terme, quitte à ne jamais inviter certaines stars qui ne sont pas prêtes à ce
travail construit. J’y ai vu Anja Harteros dans une dizaine de rôles, depuis
une Freia qui m’avait marqué, Jonas Kaufmann à six ou sept reprises. Bachler n’a
pas raté le raz-de-marée Written on skin,
qu’il accueille cet été sans l’avoir coproduit, à défaut de réussir vraiment
très bien ses créations (j’avais parlé ici ou sur Resmusica de l’échec assez complet
du babylonien Babylon de Jörg Widmann
et Peter Sloterdijk), et il sait donner envie par la cohérence de l’offre
proposée, quand bien même on peut reprocher un manque de diversité du
répertoire, en particulier en direction du baroque – encore que la saison
prochaine n’est pas la pire de ce point de vue, avec un nouvel Orfeo de
Monteverdi mis en scène par l’excellent David Bösch avec Christian Gerhaher
dans le rôle-titre, et la reprise de la très sympathique Calisto de Cavalli vue par David Alden (à cent mille coudées
au-dessus des Cavalli qu’on a pu voir ces temps-ci à Paris !).
J’arrête là : vous avez compris l’essentiel, je crois.
Voilà ce que c’est qu’une grande maison ; à bon entendeur, salut.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Une petite râlerie ? Une pensée en l'air ? Une déclaration solennelle à faire ? C'est ici !
NB : Les commentaires sont désormais modérés en raison de problèmes de spam. Je m'engage à publier tous les messages qui ne relèvent pas du spam, même à contenu désagréable