lundi 7 octobre 2013

Patrice Chéreau, ombres lyriques

Il était de ceux qui ont fait que l'opéra, aujourd'hui, est un genre vivant. Pas une grenouille de théâtre lyrique, plutôt un sceptique qui se prenait au jeu de cette dramaturgie musicale qui sortait des cadres de ce qu'on voulait voir, à ses débuts, sur une scène théâtrale d'authentique avant-garde. Patrice Chéreau est mort.

Così fan tutte, à Aix puis à Garnier

Commençons par un peu d'amertume, un goût amer qui ne se laisse pas si facilement chasser : alors que Chéreau avait proposé au public français un lumineux Così que Gerard Mortier n'avait pas manqué de faire venir à Paris, c'est en préparant une énième reprise de l'indigne production d'Ezio Toffolutti, simple décor esthétisant à l'ancienne où les personnages n'ont pas la moindre chance de vivre. Peut-être n'était-il pas possible de reprendre le spectacle de Chéreau sans que le maître vienne participer aux répétitions. Mais il n'y a pas plus de sens artistique que de décence dans cet enterrement indigne d'un artiste qui aura fait briller l'Opéra de Paris comme peu d'autres.

Je ne suis pas le mieux placé, c'est un doux euphémisme, pour parler de Chéreau, dont je n'ai vu que quelques spectacles lyriques. Mais ce qui compte, après tout, ce n'est pas l'intensité d'une fréquentation, mais c'est ce que cette personne a laissé en vous. Mon Chéreau à moi, c'est Wozzeck de Berg, coproduction entre la Staatsoper Berlin et une ancienne maison d'opéra parisienne qui s'appelait le Châtelet. Je l'ai vu lors de la dernière venue parisienne de ce spectacle, pour deux dates seulement, en 1997 (?). Début à 19 h 30, fin à 21 h, et choc de se retrouver ainsi livré à soi-même après une heure et demie qui change une vie. Ce dont je me souviens le plus ardemment (je n'ai jamais voulu en voir la vidéo jusqu'à présent, cela changera peut-être), c'est Waltraud Meier, dans sa robe rouge, au milieu d'une scène nue, assise par terre et pleurant sur la Bible. Le souvenir est visuel autant qu'émotionnel. Comme toujours quand on vous tabasse ainsi, dans un tel moment où vous suffoquez à force d'en oublier de respirer, je n'ai rien compris, rien pu analyser, rien retenu. Vous m'excuserez d'être parfois intransigeant, mais voilà. Cet absolu-là, ce moment où vous apercevez la beauté toute nue, sale et triste et tragique peut-être, mais sans voile, c'est tout ce qui compte en art. C'est ce soir-là que j'ai compris que l'opéra pouvait cela, que le théâtre pouvait cela.
Chéreau ne portait pas dans son cœur les lyricomanes moyens, les amateurs de divas qui savent tout mieux que les artistes et n'acceptent de voir que ce qu'ils connaissent déjà, et j'imagine qu'il exécrait la routine crasse qui frappait et frappe toujours la majorité de la scène lyrique. Ne l'oublions pas, maintenant moins que jamais.

3 commentaires:

  1. Pascal Gottesmann8/10/13 10:17

    Pour une des rares fois, mon cher Rameau, nous serons en complet accord. L'avantage des hommages nécrologiques est que, transcendant les chapelles, tous s'accordent à reconnaitre la qualité éminente d'un artiste.
    Car Chéreau était un grand monsieur qui, tout en dépoussiérant au possible les oeuvres qu'il montait savait respecter l'essentiel, l'esprit de l'oeuvre. Son univers souvent glauque et oppressant mais néanmoins terriblement esthétique dérangeait ceux qui ne venaient à l'opéra que pour être confortés dans leur certitudes, mais il savait donner aux oeuvres leur véritables identités. Car oui l'opéra peut être dérangeant, même chez Verdi qui a tant eu a souffrir de la censure ou Puccini qui, en faisant une place aux plus humbles dans ses opéras avait eu le surnom de "maestro de mauvaise vie".
    Son Cosi fan tutte et sa Maison des morts, tous deux vus au festival d'Aix, resteront bien longtemps dans ma mémoire grâce à l'art de la direction d'acteurs qu'avait Chéreau. Grâce à lui, les fantômes qui peuplaient l'oeuvre de Janacek devenaient des êtres de chair et de sang épris de liberté et de tendresse dans un monde exclusivement masculin. Également grâce à Chéreau l'intrique de Cosi fan tutte gagnait incroyablement en profondeur et il s'instaurait entre les jeunes gens un marivaudage au vrai sens du terme c'est à dire un jeu subtil de séduction où les rapports de force ne sont jamais absents et où la gaieté se teinte toujours d'une touche de désespoir.
    Enfin, s'il ne fallait retenir qu'une seule image, ce serait celle du grand Ruggero Raimondi, Don Alonso cynique jusqu'au bout des ongles, d'une présence scénique tellurique et qui savait, comme nul autre, incarner ce professeur qui devait montrer aux quatre jeunes gens naïfs la cruauté des rapports humains.
    Pour ces moments uniques dans l'histoire d'un jeune spectateur comme moi, merci monsieur Chéreau.

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  2. On regrettera que la vidéographie des spectacles de Chéreau – tant au théâtre qu'à l'opéra – soit si incomplète! Pas de "Lucio Silla", par exemple, pas de "Lulu" officielle et regardable. Pas de "Hamlet", non plus. Que de pertes!

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  3. C'est vrai, et on peut se réjouir qu'aujourd'hui la baisse des coûts de captation permette d'éviter ce genre de catastrophes (la dernière en date étant certainement le Parsifal de Warlikowski, dont les productions lyriques sont aujourd'hui à peu près toutes filmées). Cela dit, je ne suis pas totalement sûr qu'il n'existe pas de captation (évidemment non diffusée, mais c'est une autre question) du Lucio Silla...

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