vendredi 25 février 2011

Les beaux chiffres de l'Opéra de Paris

Ah, les beaux chiffres, et le bel article que voilà ! Comme d'autres médias, mais avec un zèle inégalable, Le Figaro a relayé la communication triomphante de l'Opéra de Paris sur ses résultats 2010. Je vous reproduis ci-dessous, pour les quelques Hurons qui ne l'auraient pas encore vue, l'infographie qui appuie cet hymne.



 L'article lui-même, cela dit, vaut aussi le coup d'œil : le passage qui a suscité le plus de commentaires souvent quelque peu ironiques est celui-ci :

On se bat pour être sûr d'entendre Natalie Dessay en Cléopâtre, ou Angela Denoke et Vincent Le Texier dans Katia Kabanova.

Il y a, bien sûr, le cas Dessay, chanteuse que contrairement à d'autres je ne méprise pas : mais il faut bien avouer que, entre autres pour cette Cléopâtre, la lutte pour les billets n'a pas été une condition suffisante pour réussir à l'entendre, dès lors qu'elle a annulé plus de la moitié des représentations prévues. Mais le plus drôle, c'est la 2e partie de la phrase : le jour où les spectateurs se battront pour entendre Katia Kabanova ou tout autre opéra de Janáček, je serai le premier heureux, mais en l'occurrence ça n'est pas moins faux que d'habitude : il reste de très nombreuses places, comme toujours, et si Angela Denoke, immense chanteuse, est en effet susceptible d'attirer les connaisseurs, elle reste inconnue du grand public ; quant à Vincent Le Texier, après son calamiteux Wozzeck à la rentrée 2009 à Bastille, je ne sais pas trop qui il est censé attirer : les connaisseurs certainement pas, quant au grand public...

Quant aux chiffres avancés, je ne doute pas qu'ils soient authentiques et sincères ; pour autant, ils appartiennent à un genre bien connu, celui du communiqué de presse triomphant annonçant des résultats toujours meilleurs, vers un avenir radieux, vers, c'est le cas de le dire, des lendemains qui chantent (j'ai déjà parlé ici même de cette question du remplissage des salles) : je ne me fais aucune illusion, la pratique n'est pas nouvelle ; en disant cela, je ne veux pas continuer la guerre Mortier/Joel, puisque l'outil leur est commun, mais simplement mettre ces chiffres à leur juste place : celle des chiffres de Nicolas Sarkozy, des prévisionnistes économiques et de la météo, autrement dit celle qu'on accorde à l'horoscope du journal (le Festival de Salzbourg est un autre grand spécialiste de l'auto-encensement par les chiffres, cf. l'actuel communiqué sur les réservations en page d'accueil du site).
La grande astuce, c'est que les taux de remplissage sont aisément manipulables : il suffit d'être généreux avec les invitations pour journalistes ou mécènes, de vendre des places en gros et à tarif réduit aux comités d'entreprise, et bien sûr de faire semblant de remplir son rôle social en faisant l'aumône de quelques places à prix réduit à ces sales jeunes. Encore une fois, tout le monde le fait : mais il faut bien comprendre qu'un taux de remplissage à 90 %, c'est en réalité des centaines de places en général chères qui n'ont pas trouvé preneur par le circuit normal, et donc une perte financière qui dépasse très largement les 10 % apparents par rapport à une salle pleine.

Donc, en quelque sorte : simple mensonge de droit commun, un petit peu fort de café tout de même. Mais en même temps, enfumage total, car ce que cet hymne est censé faire oublier, ce sont les chiffres de fréquentation publiés sur le site de l'Opéra de Paris lui-même, bien cachés dans un petit coin. La comparaison avec les chiffres du Figaro est habilement rendue impossible par le fait que les uns parlent de l'année 2010, les autres de la saison 2009/2010, mais on peut tout de même en tirer quelques enseignements :
Comment ça, c'est flou ?
  1. Le taux de remplissage des spectacles "difficiles" est calamiteux : 67 % pour Wozzeck, 61 % pour La petite renarde rusée. Certes, ce sont des œuvres qui quel que soit leur taux de remplissage méritent de toute façon par leur qualité de figurer à l'affiche, mais on se demande à quoi ça sert d'axer tout le développement de la maison sur les abonnements si c'est pour ne même pas réussir à remplir un peu plus convenablement les oeuvres les plus rares. Le vrai verdict d'une politique lyrique est là : c'est facile de faire venir Juan Diego Florez, de le faire chanter n'importe quoi dans une mise en scène si nulle soit-elle, c'est à la portée du premier cadre administratif venu ; là où on prouve qu'on est un bon directeur d'opéra, c'est quand on réussit à attirer les spectateurs vers des rivages moins bien connus, et à les faire revenir.
  2. La désaffection n'atteint pas que le répertoire difficile : comment expliquer que 20 % des places pour Salomé soient restées vides ?
  3. En particulier, l'échec commercial du vieux répertoire lyrique, tombés dans l'oubli soi-disant au grand dam du bon peuple, est patent : là où Mortier avait réussi à faire de La Juive (qui, à mon sens, n'en méritait pas tant) un triomphe public, Joel doit constater que 270 places - et, évidemment, les plus chères - sont restées vides chaque soir pour André Chénier, présenté pourtant comme un des événements de la saison.
  4. Bon, il faut bien que je reparle de Mireille, ça fait plusieurs semaines que je n'en avais plus parlé ici. Le chiffre, bien sûr, n'a pas l'air si mauvais : 99 % des places hors places sans visibilité ont été émises (sinon vendues), soit en tout 1732 places prises par soir, ce n'est évidemment pas si mal. Sauf qu'on nous avait parlé d'une sorte de raz-de-marée, comme si le public avait fait le siège de l'Opéra pour obtenir une place. À Garnier, le nombre de places prises est un bon indice de la passion avec laquelle le public accueille un spectacle : la salle est toujours plus ou moins pleine, mais le nombre de places sans visibilité acquises montre l'ampleur des sacrifices que les spectateurs sont prêts à faire (vous aimez passer 3 heures debout sur un pied pour voir la moitié de la scène ?). Donc Mireille, 1732 ; mais Platée, 1749 ; Idoménée (une reprise de reprise, avec une tromperie sur la marchandise puisque les Netrebko/Villazon promis n'étaient prévisiblement pas venus), 1769 ; en ballet, La dame aux camélias fait le même score que Platée, La Bayadère en arrive à 1768, et le spectacle Ballets Russes de Noël arrive à 1817 spectateurs par soir : triomphe mérité, d'ailleurs, même si je compatis avec les 200 spectateurs les plus mal placés de chaque représentation. Donc Mireille ? Un honnête score, sans doute, mais pas à la hauteur de la communication mise en place (vous vous souvenez ? "Enfin Mireille"...), ni des chants de triomphe entonnés dès avant la première.
  5. Mais le phénomène le plus marquant ne concerne pas un spectacle : j'ai bien l'impression que c'est la première fois que le ballet en vient à dépasser l'audience du lyrique, avec un taux de remplissage de 96 contre 94 %. Les bons chiffres de l'Opéra, il faut le souligner fortement, sont obtenus largement grâce au ballet. C'est un renversement de perspective très profond : certains se souviennent peut-être que, lorsqu'il fut décidé, de façon éphémère, que Garnier serait réservé à la danse, certains craignaient que le ballet ne joue devant des salles vides. Aujourd'hui, ce serait plutôt l'opéra qui viderait les salles... Ce succès du ballet est réjouissant, et je ne bouderai certainement pas mon plaisir ; mais un peu plus d'opéra de qualité, je dois dire, ne serait pas pour me déplaire, d'autant que les autres salles parisiennes ne sont guère en état de compléter l'offre appauvrie de l'Opéra...

6 commentaires:

  1. Juste pour pinailler, il me semble que Natalie Dessay n'a annulé que 2⅓ représentations sur les huit prévues, ce qui est moins que la moitié.
    « Les taux de remplissage sont aisément manipulables : il suffit d'être généreux avec les invitations pour journalistes ou mécènes ». Je suis surpris. Il me semblait que ces techniques ne servaient qu'à donner une impression visuelle de bon remplissage, mais il est vrai que dans la communication, on parle de « spectateurs », pas de « places vendues » ou « spectateurs payants ».

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  2. Tiens, je suis trop pessimiste sur Dessay? Il me semblait qu'elle avait annulé d'autres dates que les 2 fin janvier, mais à vrai dire je n'ai pas trop suivi...
    Pour le reste, oui, ce qui compte ce sont les places effectivement occupées dans cette communication ; il faut donc parler de places émises plutôt que de places vendues. C'est vraiment un beau symbole de la communication, ces histoires : comment travestir à volonté la vérité sans jamais mentir (ne pas penser à notre future ex-ministre des Affaires étrangères...).

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  3. Elle a chanté les 17 et 20 janvier (avec paraît-il un gros couac nécessitant d'interrompre l'orchestre le 20), le 23 elle a été remplaçée par J. Archibald après le second entr'acte. Ensuite, remplacée les 27 et 29. Elle revient le premier février. Le 7 février, elle passe dans les cinémas. Je n'ai pas trouvé d'écho sur la représentation du 4 février (mais, si elle avait fait défaut, ça se serait sans doute lu ici ou là...). Elle aurait donc bien assuré 5 représentations plus 2 actes.
    Ce qui peut donner l'impression qu'elle a moins chanté, c'est qu'il y a apparemment eu une série noire de problèmes répartis entre presque tous les chanteurs (y compris une soirée où les deux rôles principaux normalement interprétés par Zazzo & Archibald ont été mimés, avec notamment Sandrine Piau comme « remplaçante » pour le chant).

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  4. Philippe[s]26/2/11 21:53

    Je suppose que vous avez aussi vu l'article de "Challenges" sur le même sujet, qui est encore pire que celui du Figaro, et qui contient en outre des mensonges éhontés de Nicolas Joël sur sa politique tarifaire...

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  5. Oui, j'ai vu ça, j'ai même essayé de laisser un commentaire un peu moqueur... en vain, bien sûr!

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  6. j'ai du mal avec les graphes de l'article : si on divise le nombre de places émises par le nombre de représentations, on tourne entre 1625 la plus mauvaise année (2009) et 1762 la meilleure année (2007).
    On voit donc que le remplissage moyen de 2010 (1715 places par représentation) n'est qu'une "remise à niveau" par rapport au flop de 2009 (1625 places), loin en tous cas des 1757 et 1762 de 2006 et 2007 qui avaient pourtant un répertoire plus difficile à vendre...

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