Vous l'avez remarqué, j'imagine : chaque fois qu'une maison d'opéra ou un festival de premier plan font le bilan de leurs saisons, les taux de remplissage des salles qu'ils affichent fièrement ont toujours, ces dernières années, des allures de résultats électoraux façon bloc soviétique. On se bat aujourd'hui pour afficher un pour cent de plus que l'an passé, bientôt, à moins de franchir la barre des 100 %, on se battra pour des dixièmes.
Bien sûr, il y a un côté positif là-dedans : mieux vaut, c'est évident, que les salles soient pleines ; mieux vaut que les subventions publiques, là où elles existent, soient utilisées pour des spectateurs que pour des salles vides. Après tout, le temps où l'opéra était le comble du ringard, le divertissement des bourgeois les plus flétris, le refuge des bien-pensants n'est pas si loin, et il ne faut pas oublier que si l'Opéra de Paris, au début des années 70, ou le festival de Salzbourg vingt ans plus tard sont tombés dans les mains de ces dangereux révolutionnaires qu'étaient Rolf Liebermann et Gerard Mortier, c'est qu'ils étaient à l'article de la mort et que leurs tutelles ne savaient plus à quels saints se vouer : les crises du passé pourraient revenir. Que les salles d'opéra soient aujourd'hui pleines, c'est une bonne chose, bien sûr. Mais ce n'est pas qu'une bonne chose. Le patient a les joues bien pleines et bien roses, mais des examens complémentaires s'imposent.
Photo de salle vide pour parler de salles pleines : l'Opéra de Munich |
D'abord, premier défaut (grave) de cette situation : plus la salle est pleine, plus l'obtention d'une place pour les spectateurs est difficile, plus elle nécessite de maîtriser une stratégie complexe, entre les modes de location, entre les catégories, au milieu d'un calendrier complexe (jamais autant, à vrai dire, qu'à l'Opéra de Paris, record du monde en la matière). Conclusion logique : plus la salle est pleine, plus les habitués sont favorisés, donc - paradoxalement peut-être - plus le système tourne en vase clos, ce qu'on peut difficilement trouver très positif. La première mesure qu'il faudrait réaliser si on veut que l'opéra devienne un monde ouvert, c'est de laisser des places à ceux qui veulent y aller spontanément, simplement, sans avoir à passer le test de motivation considérable qu'est la réservation*.
Deuxième défaut, plus grave : comment croyez-vous qu'on obtienne ce plébiscite ? J'ai pu l'observer en détail à l'Opéra de Munich, victime d'une cure d'austérité imposée par l'État bavarois (c'est bien connu, la Bavière est un pays pauvre...) : la bonne solution, si le taux de remplissage devient l'argument majeur, c'est l'appauvrissement du répertoire, et sa limitation aux titres les plus rentables, avec une dose d'originalité limitée strictement à quelques nouvelles productions ensuite rarement reprises. C'est grave, parce qu'on va à l'encontre d'une tendance profonde de ces dernières décennies, allant vers un élargissement du répertoire au-delà du grand répertoire centré sur le XIXe siècle, tendance marquée chez les programmateurs (même un Nicolas Joel ne peut plus totalement l'ignorer), mais aussi chez les spectateurs. L'époque où on remplissait un Wozzeck à 50 % est désormais passée : aujourd'hui, on n'a guère de difficultés à monter à 75 % au moins ; quant au baroque, il est entré dans les mœurs. Mais le vent a tourné : imagine-t-on aujourd'hui le Théâtre des Champs-Elysées monter un opéra aussi inconnu que L'Argia de Cesti, comme il l'avait fait en 1999 ?
Que les taux de remplissage affichés par les théâtres soient trafiqués** n'y change rien : ils sont devenus vitaux dans la communication en matière de politiques culturelles. Leur effet néfaste se conjugue avec la place croissante prise par la "clientèle d'entreprise", autrement dit les cadres supérieurs invités, pour qui on paie souvent des places de première catégorie, mais qui ne s'intéressent pas forcément plus que ça à la musique : ces gens-là veulent de la marque, que ce soit Mozart, Louis Vuitton, Verdi ou Prada ; on les trompera pas plus avec des produits obscurs du genre Janacek ou Schoenberg qu'ils n'iront se fournir chez H&M. Les finances et la communication nuisent ainsi conjointement à l'ouverture du monde lyrique, et si elles n'ont pas encore eu la peau des metteurs en scène, c'est d'une part que ça ne nuit pas tant que ça au remplissage, d'autre part que ça va bien finir par arriver.
Dans les théâtres municipaux allemands, on sait se satisfaire d'un taux de 70 ou 80 % ; cela ne supprime pas un certain nombre d'obstacles sociaux, culturels ou mentaux sur la route vers l'opéra, mais c'est déjà beaucoup que de laisser une place à ceux qui veulent venir.
*Les difficultés existent dans toutes les maisons d'opéra ; signalons quand même que l'Opéra National de Paris détient une sorte de record mondial dans la perfection de son système de torture des innocents.
**L'astuce consiste à brader les places, voire à donner des invitations : on trouve toujours assez de gens qui pensent avoir droit à des places gratuites, et multiplier les offres jeunes quand la salle est vide donne l'illusion qu'on a une politique sociale (Opéra de Paris...). Bien sûr, cela ne suffit pas à camoufler totalement un échec commercial !
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J'avoue que je suis toujours amusé quand je vois les réductions consenties par l'OdP quand il n'arrive pas à remplir la salle : ~20% sur les premières catégories. C'est de toute façon trop cher pour ma bourse (de boulimique).
RépondreSupprimerCependant, je ne jetterais pas la pierre à ces politiques et celles visant à attirer des CSP+++ pas forcément très lyricomanes, parce que je ne pense pas que ce soit ce qui empêche des éventuels primo-spectateurs d'entrer (s'ils n'arrivent pas à se procurer les « places de riches » qu'ils voudraient, ils ne sont vraiment pas doués !).
Sur la complexité du système de réservation de l'OdP, je suis d'accord. En théorie, je ne le déteste point puisque contrairement à un système simpliste du type « à telle date, on met en vente les places de la saison dans toutes les catégories », il permet aux spectateurs *bien informés* de se décider à différents moments de l'année : abonnements, Internet, téléphone, guichets, places debout.
Si l'information était disponible sous une forme intelligible sur le site de l'OdP, un spectateur un minimum motivé devrait pouvoir satisfaire ses envies conformément à son budget. Ce n'est malheureusement pas le cas...
... moi aussi, je fais partie des spectateurs "bien informés" qui savent très bien qu'il n'y a pas besoin de plus de 7 € pour BIEN voir un spectacle à Garnier... mais ça me gêne quand même...
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