samedi 29 janvier 2011

Parlons d'argent : l'Opéra de Paris et sa politique commerciale

Oh, bien sûr ce n'est qu'une petite partie des problèmes actuels de l'Opéra de Paris ; mais il n'est pas inutile de parler quand même un peu d'argent, d'autant plus que tout concorde pour dire que nous aurons le plaisir de découvrir en mars prochain une augmentation massive du prix des places les moins chères : profitons donc de ce relatif calme avant la tempête (même si des augmentations de cette sorte ont déjà eu lieu, de façon non pas modérée mais du moins supportables par rapport à ce qui arrive).
Pour que nous ne parlions pas dans le vide, je vous propose un joli petit tableau qui retrace l'évolution de la tarification d'une production particulière, cette Tosca mise en scène par Werner Schroeter. Choix que j'ai voulu le plus neutre possible : une production que beaucoup dont moi trouvent extrêmement médiocre, mais qui a été sans doute la plus donnée des trois mandats de MM. Gall, Mortier et Joel, amortie depuis longtemps, qui me semble permettre une comparaison précise et fiable, d'autant plus que l'inflation, durant toute la période, est restée modérée (+ 28 % en 15 ans, si j'ai bien vu). Si je trouve le temps, je pourrais faire pareil pour une production de l'Opéra Garnier, même si je ne crois pas qu'il en existe qui soit aussi impitoyablement récurrente.
Je ne me souvenais plus des bonshommes au fond. Mais je n'irai pas la revoir pour autant !

Dates
Optima
1
2
3
4
5
6
7
8
11/1995-5/1996

90
77
64
48
32
22

9
1-2/1998

97
79
66
50
32
22

9
10-11/2000

102
87
72
56
38
23

9
1-6/2002

105
89
73
57
38
23

10
09/2003

114
97
79
61
40
23

10
10-11/2007

130
110
85
70
50
35
20
9
5-6/2009

138
116
89
74
53
35
20
9
4/2011
180
155
135
115
95
75
40
20
15
Tous les montants sont exprimés en euros ; les montants en francs d’avant 2002 sont convertis selon le taux officiel utilisé au moment du passage à l’euro et arrondis à l’euro le plus proche.
Principales modifications dans le plan de salle (en partie de mémoire, excusez-moi pour les approximations) :
-Création d’une catégorie supplémentaire dans les basses catégories, constituée des meilleures places de la dernière catégorie (2004)
-Création d’une 9e catégorie (places debout à 5 €) entraînant la disparition de quelques dizaines de places de 6e catégorie en fond de salle (2005)
-Création d’une catégorie Optima à partir de la première catégorie (2010)
-Passage de quelques dizaines de places de 5e catégorie dans les premiers rangs du parterre à la 4e catégorie (2010)

Je vous laisse, bien sûr, en tirer les conclusions que vous voudrez. Je ne dissimule pas les circonstances atténuantes qui peuvent être reconnues : contexte général d'augmentation importante du prix des places dans toutes les grandes maisons d'opéra du monde, probablement augmentation générale des coûts de production et des cachets, diminution discrète du soutien de l'Etat et fluctuations d'un mécénat qui, pour être nuisible, n'en rapporte pas moins des sommes qui restent assez faibles. Soit. Vous me direz si ça suffit à justifier cette augmentation, et surtout les différences marquées de traitement des différentes catégories.
On assiste ainsi en une quinzaine d'années à un doublement du prix de la plupart des places, en partie masqué par le fait que, de façon cosmétique, on a au moins pendant un temps fortement réduit l'augmentation des places les moins chères. On l'avait assez commenté à l'époque : Gerard Mortier avait fait fortement augmenter le prix des places de 6e catégorie, le bastion des catégories populaires, même s'il faut bien avouer qu'il n'y avait pas non plus de raison que le prix de ces places reste totalement inchangé éternellement.
Dans un premier temps, cette augmentation pouvait paraître encore assez supportable, d'autant que ces places de bonne qualité pour la plupart valent souvent plus cher encore dans les autres grandes maisons d'opéra du monde (sans même parler de la Scala, qui est depuis des décennies artistiquement hors jeu et malgré tout infiniment plus chère).
Puis vint Nicolas Joel. Ne parlons pas encore de ce qui n'est qu'une lourde menace : on aura tout loisir de commenter le sort des basses catégories dès la parution de la prochaine saison dans quelques semaines. Le problème aujourd'hui, comme depuis quelques années, ce sont les catégories moyennes, et là l'effet Joel est radical. Certes, les places de première catégorie sont aussi fortement touchées puisqu'elles augmentent selon les cas entre 2009 et 2011 de 12 ou de 30 %. Mais la 3e catégorie, elle, "gagne" elle aussi, cette fois entièrement, pas moins de 29 %, la 4e de même, et la 5e ayant le privilège rare de dépasser les 40 % d'augmentation. La quasi-totalité des places est donc désormais au-delà de 75 € (soit, pour convertir en francs comme nos grands-mères, 500 de nos bons vieux francs). Après les classes moyennes, on chasse le bas des classes aisées de l'opéra. Bientôt, les mécènes et l'AROP seront tout seuls, les pauvres !
Quand on ajoute à cela que la catégorie 6, qui comporte un grand nombre de places, est désormais quasiment interdite aux abonnements et pratiquement jamais proposée à la vente par internet ou aux guichets, on est tout de même, pour rester poli, quelque peu interloqué. Le plus croustillant dans l'histoire est la justification de ce retrait du marché : on m'a répondu que c'était pour remplir les missions de démocratisation culturelle que ces places ne sont pas accessibles au peuple. Elles sont en effet réservées aux jeunes (ce qui peut se comprendre, encore que je n'aime pas cette idée de parquer lesdits jeunes...) et aux groupes (et là je ne comprends pas : les groupes justifient-ils un traitement social particulier ?).
Comment peut-on comprendre que, même pour les spectacles les plus mal vendus, les moins populaires, il ne reste jamais de place à moins de 75 € (soit environ 10 SMIC horaires nets) en vente sur Internet ?
Le tout pour ne même pas réussir à remplir les salles, en partie à cause de cette agressivité tarifaire idiote, en partie aussi (seule la mauvaise foi des idéologues d'extrême droite qui soutiennent Joel peut le nier*) parce que la programmation proposée n'intéresse personne - il suffit de comparer avec le ballet, sur lequel les spectateurs continuent à se précipiter.
Monsieur le Ministre de la Culture, si vous renouvelez cet individu, si vous ne l'empêchez pas de nuire au plus vite, cela s'appelle non pas une négligence, mais une forfaiture.

*Allez voir le service de billetterie de l'Opéra, vous verrez combien de places il reste pour Francesca da Rimini, Luisa Miller (reprise dont personne ne pouvait ignorer qu'elle serait impossible à vendre), ou justement pour cette Tosca.

8 commentaires:

  1. Dans la case tout en bas à droite, c'est 15€ et non 10€, il me semble.

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  2. Merci, c'est rectifié. On ne pourra pas m'accuser d'être injuste envers Joel, puisque c'est en sa faveur que je me trompe !

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  3. Saurais-tu comment on fait pour provoquer un AVC?

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  4. Merci pour cette étude qui permet une démonstration très rationnelle de ce qu'il y a de plus dévastateur dans le mandat de Mr Joël (mis à part des erreurs artistiques), lourd de conséquences quant au renouvellement du public pour les décennies à venir. A se demander si c'est bien lui qui dicte la politique tarifaire, ou bien un ensemble de contrôleurs administratifs rivés sur la marge au fauteuil (le fameux "lean management" des hôteliers et compagnies aériennes).
    Pour le ballet, juste une remarque/question quant au fait que le public continue de s'y précipiter : une grande partie des spectacles ont lieu à Garnier, où paradoxalement les catégories inférieures sont restées à des prix plus abordables qu'à Bastille (et moins chères qu'à Londres par exemple, alors que c'est l'inverse pour le lyrique). Du moins est-ce mon impression, mais peut-être qu'une étude statistique aussi poussée que celle que vous avez menée pour Bastille me démentirait

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  5. @Jérémie : Non, je ne sais pas, mais j'imaginais plutôt une sortie à la Ben Ali, sous les quolibets, et bien piteuse...

    @Paco : Pour Garnier, il y a aussi du travail, c'est sûr, et pour le ballet aussi. Il est cela dit assez incompréhensible de constater que le prix des places pour le ballet a continuellement été relativement épargné par rapport à l'opéra... (Le Lac en 1ère catégorie 1994 : 56 €, 2010 : 89 €, soit environ +58 %).

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  6. Ein Junker aus Franken31/1/11 00:34

    Je ne me compte pas parmi les "soutiens" de Joel (il m'indiffère), mais enfin caser d'office ceux qui apprécient son mandat à l'extrême droite, c'est un peu n'importe quoi... Je ne sais pas si tu imagines Otello alias Jérôme alias, etc. au FN, mais pas moi.

    Et quant à dire que sa programmation n'intéresse personne, c'est prendre tes désirs pour des réalités : certains spectacles sont des fours, mais sous Gégé aussi (Louise, Cardillac, de mémoire et Wozzeck et Makropoulos n'étaient pas très remplis), d'autres sont pris d'assaut (les Wagner, Giulio Cesare, etc.).

    Personnellement, ce qui me frappe, c'est plutôt la continuité. Certes, sur le plan scénique, les quelques bouses modernes ont été remplacées par des bouses ringardes (mais ça m'est égal, au fond), mais musicalement, c'est toujours le même niveau, qui oscille, suivant les spectacles, entre pas terrible et bon. Je ne sais pas à quand remonte la dernière fois que je suis sorti d'un spectacle à l'ONP vraiment transporté (alors qu'à Munich ou Vienne, ça arrive assez régulièrement).

    Cela rend effectivement l'augmentation des tarifs d'autant plus pénible. Je suppose malgré tout que ça a été étudié par le service marketing, tout ça. Le spectateur moyen va à l'opéra une ou deux fois par an, disons que pour un cadre, payer sa soirée annuelle à deux 300 € au lieu de 230 ou 150 € au lieu de 110, ça ne fait pas grande différence, lissé sur l'année. Les abonnés peuvent payer en plusieurs fois, l'augmentation est aussi lissée par ce procédé.

    Le problème va se poser pour ceux qui vont souvent à l'opéra et au concert comme nous. Il y a effectivement une partie du public qui risque d'être chassée, parce que, quand les catégories 6 et 7 seront complètes, la catégorie 5 sera devenue hors de portée.

    Il y a forcément un niveau à partir duquel le taux de remplissage sera atteint ; je dois dire que cela me ferait assez plaisir que cette nouvelle augmentation ait cet effet, tant les prix ont de moins en moins à voir avec la qualité de ce qui est proposé.

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  7. Il faut faire une différence entre "apprécier son mandat" (par exemple, horresco referens, apprécier les spectacles) et en faire un héros/héraut d'une reconquête du "vrai public" contre tout ce que représentait pour eux Mortier (haine de la modernité, recherche d'un divertissement bourgeois, refus de la réflexion, défense de tout ce qui est français, etc.) : c'est de ce dernier cas que je parle. En France, on croit que l'extrême-droite se limite aux racistes primaires type FN ; c'est réducteur, ne serait-ce qu'historiquement. J'y mettrais bien tous les traditionalistes, les antilibéraux les plus radicaux (ceux qui veulent privatiser l'éducation, par exemple). Quant au forumiste crétin et ignorant dont tu parles, je ne connais pas ses opinions politiques, mais je le vois de toute façon plus comme un monomaniaque obtus que comme le combattant d'une cause quelconque (il ne va de toute façon pas à l'opéra...).

    Pour la continuité, je ne suis pas du tout d'accord. D'abord du point de vue des mises en scène, fort important pour moi comme tu sais, mais aussi du point de vue des oeuvres: ne pas remplir la salle avec Wozzeck ou Janacek n'est pas si grave, dans la mesure où il s'agit de chefs-d'oeuvre qu'on doit jouer (cf. aussi cette magnifique découverte qu'a été pour moi Ariane et Barbe-Bleue !). Mais faire un flop avec Francesca da Rimini ou Andrea Chenier, représentés qui plus est de façon indigne (en tout cas pour le second), c'est grave. Je sais bien qu'on n'a pas le droit de dire que c'est de la daube et qu'on nous rappelle assez que c'est mal de dire que Mozart, c'est quand même autre chose que Johnny Halliday, mais je me lasse un peu, parfois, de ce genre de gentillesses : oui, les œuvres mises au programme par Mortier étaient en moyenne bien plus intéressantes que celles jouées par Joel. Et ça, ça me paraît essentiel aussi !

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  8. Voici l'épilogue de la saga "Philharmonie de Paris"...

    http://www.lemoniteur.fr/139-entreprises-de-btp/article/actualite/844417-bouygues-batiment-ile-de-france-realisera-la-salle-philharmonique-de-paris

    ===> une leçon à retenir lorsqu'on reparlera au sujet de l'Opéra Bastille.

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