Qu'est-ce qu'un grand chanteur ? Un grand artiste qui chante, qui utilise sa voix comme moyen d'expression artistique, peut-être - mais cela ne nous dit pas grand-chose, et ceux pour qui un grand chanteur, c'est d'abord des cordes vocales capables de chanter fort et aussi aigu que possible, ceux pour qui c'est une insulte de dire qu'un chanteur est intelligent seraient bien capables d'être d'accord, ce qui serait évidemment fort désagréable.
Il y a quelque chose de malsain dans ce mot même, "grand chanteur". Parce que c'est le fruit d'un processus complexe de définition d'un consensus, et du consensus il a la mollesse gluante qui fait disparaître toute forme tranchée. Essayez de dire du mal de Renée Fleming ou Luciano Pavarotti devant un cercle d'amateurs d'opéra (voilà au moins deux chanteurs que personne n'insulterait en les traitant de chanteurs intelligents). Malsain aussi par toute la lourde charge de présupposés que l'apparente objectivité de leur grandeur traîne avec elle, en tout premier lieu la vision bornée du répertoire (oui, ENCORE le répertoire) : on est grand chanteur en chantant Puccini, Verdi, Mozart, Wagner (déjà un peu moins), Haendel (encore un peu moins). En chantant Schütz, Bach, Britten, Schubert, Berg, Cavalli, Henze, même merveilleusement, vous êtes un brave garçon, voire une brave fille - mais un grand chanteur, vous n'y pensez pas.
Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas les chanteurs eux-mêmes que je critique - eux chantent, ce sont les autres, du moins dans la plupart des cas, qui les sacrent comme grands chanteurs. J'aime, moi aussi, Karita Mattila, Waltraud Meier, José Van Dam, et bien d'autres - ou plutôt, j'ai passionnément aimé ce qu'ils m'ont offert (presque) à chaque fois que je les entendus. Mais je n'ai pas ce besoin, cette manie classificatoire de subsumer ces moments de grâce sous une catégorie gravée dans le marbre et, si placet, dans les contrats des maisons de disques et des agents artistiques. Quand je vois de tels chanteurs, entourés d'une sorte de légende qui est plus une perturbation qu'autre chose (sans parler de cette nuisance inévitable que sont les fans), je ne leur fais pas un crédit aveugle : j'attends qu'ils chantent, comme si je ne les avais jamais entendus...
Personne, je crois, ne mettra une Veronica Cangemi sur une des listes virtuelles ou réelles des grands chanteurs - la manie des listes étant le corollaire indispensable de la manie du classement. En décembre 2000 (je crois) elle a chanté au Théâtre des Champs-Elysées le rôle-titre de la Griselda de Scarlatti. Merveilleux concert (c'était avec René Jacobs, évidemment). Je me souviens notamment de ce monologue à la fin de l'opéra, long récitatif bouleversant directement hérité des lamenti de l'opéra vénitien du siècle précédent. Moment de grâce, suspendu, inoubliable. Je pourrais citer aussi Jaël Azzaretti, magnifique Berenice dans le Tito de Cesti, Topi Lehtipuu en Evangéliste de la Passion selon saint Matthieu (oui, on peut même être bouleversé par de bêtes récitatifs, il n'y pas que les histoires tire-larmes de filles poitrinaires), Hanna Schwarz en Beroe (Henze, Les Bassarides)... (ne cherchez pas à comprendre pourquoi ces noms-là et pas d'autres, ma mémoire fait ce qu'elle peut et je ne cherche pas à comprendre sa logique).
Il suffit d'un tel moment pour moi pour que je sois redevable pour toujours à ces chanteurs. Peut-être ne seront-ils jamais aussi bons que pendant ces quelques minutes ; sans doute ces moments dépendent-ils aussi ma propre réceptivité, allant à la rencontre - ou pas - de ce que m'offre le chanteur, mais qu'importe. Pourquoi va-t-on voir, parfois, des spectacles dont on se dit, en sortant, qu'on aurait mieux fait de rester chez soi ? Uniquement pour ça : on les espère toujours, ces moments, et on sait bien qu'ils ne viennent pas toujours quand on va les chercher...
Traduction :
Et vous dépéririez, si
Les enfants et les gueux
N'étaient pas des idiots pleins d'espoir.
Goethe, Prométhée
vendredi 21 novembre 2008
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Ce qui me gêne aussi, c'est la prédominence des ténors et sopranos dans les chanteurs dits légendaires. On se rue sur des disques de Pavarotti, Domingo, Del Monaco...mais bientot on ne saura plus qui étaient Christoff, Talvela et Moll. On adule à raison Callas et Sutherland, mais pourquoi oublier Ludwig ou Cossoto.
RépondreSupprimerPs, parmi les chanteurs légendaires ET intelligent : Victoria De Los Angeles, Jessy Nordmann, Alfredo Krauss et Dietrich Fischer Dieskaut.