lundi 18 janvier 2010

Luc Bondy, la tête et les jambes

Luc Bondy : un des noms les plus importants du théâtre de ces trente dernières années, à la fois en France et en pays germanique, au théâtre comme à l'opéra. Dans une interview récente au journal allemand Die Zeit, il revient sur un thème qu'il a déjà développé souvent, celui de l'état désolant (pour lui) du théâtre allemand. Ce n'est pas un thème nouveau, et il n'est pas le seul à broder sur ce sujet (on pense récemment à une interview du directeur du Berliner Ensemble Claus Peymann, lui aussi multirécidiviste, ou au scandale orchestré à Salzbourg cet été par le jeune romancier Daniel Kehlmann, qui s'est présenté en ennemi juré du Regietheater - whatever that means). Je traduis donc le passage en question de cette interview fleuve, comme aucun journal français n'oserait en publier sur un sujet aussi peu vendeur que le théâtre:


Je trouve que le théâtre allemand est, à quelques exceptions près, dans un vide terrible. Je vois partout une situation désespérée. Je ne vois nulle part une force qui m'intéresse. J'aurais bien du mal à dire dans quel théâtre allemand j'aimerais travailler. Il y a un groupe de gens de théâtre à Hambourg, Berlin et Francfort qui décident du mainstream. Ce que je vois : beaucoup de conservatisme, de normes, peu d'imagination. Bien sûr, je viens d'une autre époque. Pour moi, ce qui a toujours été important, c'est de laisser se produire des choses sur la scène, sans un concept prédéfini. Maintenant, je le sens partout, ce concept prédéterminé. Je trouve qu'on utilise ainsi la tête d'une mauvaise façon, il ne reste plus à la tête que de quoi dire : "Ah, intéressant". Intéressant, c'est un mot que je déteste. Tout le contraire de ce que j'aime au théâtre.

http://www.zeit.de/2010/01/Bondy-01?page=all (je ne garantis pas la pérennité du lien)

Ne soyons pas hypocrites : Luc Bondy lui-même parle de la question des générations, et on ne peut s'empêcher de penser que cela joue beaucoup dans son appréciation négative de la situation du théâtre en Allemagne. Daniel Kehlmann avait abondamment parlé dans son texte de ces étrangers qui sont effarés quand ils voient ce qui se fait dans les théâtres d'Allemagne : je me trouve dans une situation inverse, puisque le théâtre allemand (abondamment programmé à Paris, et que je vais voir également en pays germanique) me passionne et m'aide à supporter la médiocrité de la scène théâtrale de mon pays.
Luc Bondy, ici, ne parle que de la mise en scène, pas du paysage théâtral ni de l'importance sociale du théâtre, qui reste presque inentamée en Allemagne (on peut certes se moquer de ces publics très bourgeois des théâtres municipaux, mais leurs équivalents français ont L'Équipe pour seule lecture). Suivons-le donc sur ce terrain.

Munich/München, Staatstheater am Gärtnerplatz

Bondy fait tout d'abord un constat, celui d'une standardisation des spectacles de théâtre dans le monde germanique, qu'il attribue à l'influence perverse d'un petit nombre de metteurs en scène occupant des positions de pouvoir (on se demande pourquoi Munich est épargnée, alors que les Kammerspiele en particulier ont été un des fers de lance du théâtre d'avant-garde ces dix dernières années). Cette standardisation est sans doute exagérée ici, par la myopie commune aux artistes qui contemplent ce que font - mal - leurs collègues ; mais il y a certainement une part de réalité, dans le sens où spectateurs comme metteurs en scène courent d'un point à l'autre du monde germanique, sans parler des festivals qui réunissent régulièrement tout ce petit monde, ou des DVD de théâtre qui se multiplient (et ce n'est pas un mal).
Mais est-ce vraiment pire que la situation antérieure où chacun restait chez soi, où ce que voyait le spectateur était déterminé uniquement par les goûts de celui qui se trouvait être à la tête du théâtre de sa ville, était tellement préférable ? Bien sûr, on peut voir les grands metteurs en scène un peu dans toutes les villes, Thomas Ostermeier, en poste à Berlin, travaille aussi à Munich quand ce n'est pas à Paris... Et alors ? Les Berlinois peuvent aller voir ses productions à la Schaubühne, mais ils ont aussi le choix de l'avant-garde parfois un peu démagogique au Gorki, tandis que M. Peymann déjà cité cultive soigneusement le théâtre de grand-papa : tout cela ne se confond qu'à condition d'avoir reçu du Ciel le don d'une forte myopie.

La partie la plus intéressante du texte, c'est celle où Bondy parle réellement de mise en scène. En son temps, dit-il, on laissait venir les choses telles qu'elles se produisaient sur le plateau, aujourd'hui on se fie à un concept de départ. Bien sûr l'opposition est trop tranchée : les metteurs en scène d'aujourd'hui ne sont pas toujours dénués de l'instinct de la scène, et ses contemporains n'ont pas toujours été exempts de quelques verrous idéologiques. Cette théorie de la spontanéité, de la découverte sur le plateau même de réalités insoupçonnées, elle venait elle-même en réaction à un théâtre très directif, où chaque acteur savait au geste près, à l'intonation près ce qu'il devait faire. Ingmar Bergman raconte dans ses mémoires comment, jeune assistant, il avait été révolté par la méthode de répétition d'un metteur en scène chenu travaillant une scène où la bonne compagnie prenait le thé : indiquant le nombre de tours que l'acteur devait faire avec sa petite cuillère dans sa tasse, à quel moment il devait échanger un regard avec qui, etc. Tout cela pour se rendre compte, après cette fastidieuse préparation, que la scène prenait alors une force, une vie qu'il n'aurait jamais soupçonné.

Il n'y a pas de méthode en matière de théâtre. Pas de règle absolue : seul compte le résultat obtenu. Il y a de la vie sur les scènes allemandes d'aujourd'hui, plus que sur celles de Paris et de ses annexes*. Mais on rejoindra Luc Bondy au moins sur un point : le théâtre, ce n'est pas fait pour être intéressant. Halte aux brouets tiédasses : le théâtre, ça brûle !


*Formulation provocante, certes, mais c'est fait exprès : le système français en matière de théâtre, avec ces centres dramatiques nationaux répartis dans tout le pays et centrés autour d'un artiste, est une fausse décentralisation : chaque centre est destiné à promouvoir le travail de l'artiste concerné, ce qui passe essentiellement par la diffusion, c'est à dire la vente de ces spectacles soit à d'autres CDN, soit aux théâtres publics parisiens, soit encore - consécration - à Avignon. Le public local ? Il peut s'estimer heureux qu'on lui ouvre les portes trois fois l'an.

Photo : Munich, Staatstheater am Gärtnerplatz (le second opéra de la ville)


Pour compléter ce message, on peut d'une part aller voir Chloé Réjon jouer Nora dans Une maison de poupée mise en scène par Stéphane Braunschweig à la Colline sur Arte live web, d'autre part constater de ce que la production d'Idoménée de Mozart reprise ce mercredi à l'Opéra Garnier suscite un intérêt aussi voisin de zéro : on ne peut qu'être ravi de voir que le calcul stupide de Nicolas Joel, fondé sur la présence de stars (en l'occurrence les inévitables Netrebko/Villazon) ait aussi pitoyablement échoué avec l'annulation très précoce des deux stars susdites...

1 commentaire:

  1. "mais leurs équivalents français ont L'Équipe pour seule lecture" - Qu'il est mechant mais drole! :-)

    A mon humble avis, Luc Bondy se trompe lourdement de la cible. Il avait du passer la soiree de la premiere de Norma au theatre du Chatelet, avant de se pencher sur un tel sujet dans les theatres allemands.

    Ou peut-etre aller a l'UDL a Berlin pour voir le public exulte apres une representation de Simon Bocanegra, sceniquement proprement honteuse... Ou ce meme public d'UDL qui a boude Le Joueur - mis en scene par Tcherniakov...

    Pousser plus loin aide a polariser le public et le resultat sera zero - aucun changement de longue duree au theatre. Il faut y aller en douceur - le public ne veut pas etre derange. Mortier a fait ca intelligemment a Paris et on voit que le public parisien ne veut plus avaler une Mireille, et a meme hue les premiers deux actes de Werther de Jacquot...[quoique le Chenier ultra-catastrophique a ete accepte]


    Qu'est-ce qu'il a fait par sa Tosca au Met ? Oui, il a buscule les esprits (tres bien!), mais le resultat est que Peter Gelb a du faire revenir la production Zeffirelli ds le programme.

    Est il alle voir un des spectacles au Komische Oper? Ou a Stuttgart, un de ces spectacles qui choques et qu'on adore descendre pour ensuite (5-6 ans plus tard) appeler memorables et les standards de la beaute theatrale moderne?

    Qu'il y a des cercles en Allemagne d'une quasi-elite qui ne laissent plus monter les spectacles ringards en Allemagne [euh...bon - modulo Kirsten Harms ;)], c'est un peu vrai aussi. Mais je ne pense pas que ca soit contraignant pour les jeunes regisseurs qui ont des idees nouvelles et originales. Bien au contraire.

    Il me semble que notre cher Luc s'est heurte contre le mur qqpart en Allemagne et maintenant il reagit a sa maniere...;)

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