dimanche 13 mars 2011

Les fins de mois de M. Joel

La vie est dure, mon bon Monsieur, et être directeur d'une maison d'opéra subventionnée à plus de 100 millions d'euros par an ne protège pas de la précarité. La politique tarifaire de l'Opéra de Paris, telle que dévoilée à l'occasion de la présentation de la nouvelle saison de l'Opéra, fait des vagues, et pas pour rien. On pourra me rétorquer que le sort des spectateurs d'opéra, fortunés ou pas, n'est pas un élément essentiel de l'histoire du monde, et que quelques personnes peuvent avoir d'autres problèmes dans la vie ; l'intérêt que je me permets malgré tout d'y porter tient à ce que cette politique révèle de la conception de la culture, et notamment de la diffusion sociale de la culture. Mais pour en parler avec un peu plus de fond, il est nécessaire, avec toutes mes excuses, d'entrer dans le détail des mesures prises, à travers une comparaison précise du plan de salle de la saison en cours avec celui de la prochaine saison (sans tenir compte, par conséquent, des augmentations de prix vertigineuses qui ont déjà eu lieu depuis que Nicolas Joel dirige l'Opéra de Paris, et en me concentrant sur les opéras et ballets les plus populaires, donc les plus chers).

L'Opéra Garnier ou le Mépris

À première vue, les choses ne changent pas beaucoup : les premières catégories culminent à 180 € (inchangé) pour l'Opéra, à 92 € (+3,3 %) pour le ballet. Le changement est ailleurs, et il est bien plus étonnant qu'une simple augmentation tarifaire : ce qui augmente, c'est le nombre des places dans la salle. Le Palais Garnier était déjà l'une des salles les plus étouffantes du monde, avec ses loges étroites, ses fauteuils spartiates, sa visibilité plus que problématique : eh bien, ça ne suffisait pas, et un petit génie du marketing, peut-être l'increvable directrice du marketing Françoise Roussel qui est une des principales responsables des décisions scandaleuses récentes, a trouvé qu'on pouvait encore mieux tasser les spectateurs, et qu'ils n'aillent pas se plaindre qu'en payant 70 € ils ne voient rien, ce n'est pas son problème.
Donc, voilà le tableau (le premier chiffre indique le prix pour l'opéra, le second pour le ballet) :
  • Au parterre, les baignoires se voient doter d'un total de 8 places supplémentaires en 3e rang de différentes baignoires. Les baignoires sont des endroits formidables : dès le 2e rang, on n'y voit rien, et qui plus est on n'y entend strictement rien. Ces nouvelles places sont à 25/12 €* : on verra quels malheureux touristes on y parquera.
  • Aux premières et deuxièmes loges de face, une place est ajoutée dans chaque loge, formant un 4e rang. Je veux bien croire que la visibilité sera correcte aux 2e loges grâce aux marches qui séparent les 3 premiers rangs, mais on ne voit déjà rien du 3e rang en premières loges ; ces places où l'acoustique sera certainement également médiocre valent 70/47 €, à peine de quoi s'acheter une paire de chaussettes chez le bon faiseur.
  • Aux premières et secondes loges, les loges doubles entre les colonnes (dont de 3/4) sont pourvues également d'un quatrième rang, avec les mêmes conditions de visibilité et d'acoustique que précédemment ; cette fois, ce second rang est composé d'autant de places que les rangs précédents, soit en tout 16 places vendues à 25/12 €. Le 3e rang de ces loges, pour faire bonne mesure, passe de 25/12 € à 45/25 € (soit +80 %/ +108 %)
  • Aux premières loges, les loges étroites 24 et 25, de bonne visibilité mais fort peut confortables, voient une augmentation sympathique du tarif des 2e et 3e rangs, respectivement 25/12 € à 115/70 € (+360 %/ +480 %) ; cela ne concerne, certes, que 8 places, mais je crois que quelques bons bourgeois qui s'y trouveront auront une sérieuse envie d'achever M. Joel à la sortie d'Hippolyte et Aricie ou quelques autres spectacles bien longs.
  • Aux secondes loges, le premier rang des loges de face, jusqu'ici en première catégorie, passe pour l'opéra dans la catégorie Optima, soit pour quelques spectacles de 140 à 180 € (+ 29 %, une paille).
  • Aux troisièmes loges, deux très médiocres places sont ajoutées à 70/47 € dans les loges 29 et 30, formant un 4e rang.
  • Aux 4e loges (et on atteint là le sommet de la radinerie stupide), le premier rang de la partie centrale de la vaste loge entre colonnes (dans l'arcade qui soutient les colonnes) passe de 25/12 € à 115/70 €, mêmes pourcentages que ci-dessus.
  • Par contre, ces gens-là sont trop idiots pour mettre en place la seule augmentation tarifaire que j'aurais pu trouver légitime, celle faisant passer le premier rang de l'amphithéâtre, où confort et visibilité sont bien meilleurs que dans les rangs suivants, à la catégorie supérieure.
  • Et les places les plus médiocres de la 3e et de la 4e catégorie, où la visibilité est parfois presque nulle, et le confort souvent spartiate, ne sont évidemment pas reprises en considération.
Opéra Bastille, l'opéra populaire pour les riches
La première impression qui se dégage du plan de l'Opéra Bastille, ce vil projet socialiste, c'est la confusion : les places de 6e catégorie pour tel type de spectacle sont en 5e pour tel autre, etc. (il y a pas moins de 4 types de hachures de ce type sur le plan, sans compter celles relatives à l'absence de surtitrage sous les balcons, un problème réel qu'on aurait bien tort d'essayer de résoudre).
[au passage, merci à l'ami David, qui sur ODB a déjà exploré pas mal le sujet]

  • D'abord, le plan déjà pas très beau et pas très précis en ligne sur le site de l'Opéra est devenu grâce à des interventions discrètes et de bon goût encore plus laid et encore plus vague. Merci pour ce bel effort.
  • Dans les premiers rangs du parterre, rien ne change.
  • En fond de parterre, tout change : les places (assises) à 20/18 € [30 € pour le Ring] passent à 75/35 € ; les places à 15/10 € passent à un tarif compris entre 20 et 40 € selon la direction du vent, la couleur du ciel et l'âge du capitaine.
  • Les places debout en fond de parterre à 5 € sont supprimées et remplacées par des places assises, comme c'était le cas avant 2005. J'ai toujours été contre ces places debout créées par Gerard Mortier et qui ne constituaient qu'un alibi de démocratisation, dès lors qu'on y entendait et voyait fort mal et que la quasi-totalité des détenteurs de billets pour ces places prenaient le large avant même le début du spectacle, ce qui n'était pas la logique du système, et restaient donc vides tout en étant vendues. Pour autant, recréer des places assises sans plus de réflexion dans ce renfoncement auquel j'avais donné le doux nom de "trou à rat", à l'acoustique déplorable, et les faire payer toujours entre 20 et 40 € selon les mêmes critères que précédemment, c'est bien léger, pour ne pas dire plus.
  • Au premier balcon, les places au fond, à l'acoustique médiocre et privées de surtitres étaient précédemment séparées entre catégorie 7 (20/18 €) et 8 (15/10 € - cette catégorie disparaît totalement). Désormais, ces places coûteront toutes le même prix, soit 15 € pour l'opéra et 35 € pour le ballet.
  • Au même endroit, deux des quatre places du dernier rang de face passent de 20/18 à 40/20 €.
  • Au second balcon, pas de changement, sinon l'ajout d'un tout petit nombre de places (2 ? 4 ?) en 7e catégorie, 20/18 €.
  • Mais le changement essentiel concerne les galeries, ces perchoirs non sans qualité ajoutés in extremis pour des raisons acoustiques au projet initial de Carlos Ott. Jusqu'à présent, ces places valaient 20 € pour l'opéra, 10 pour le ballet, à l'exception de la galerie supérieure, médiocre, à 15/10 € (ce qui, on en conviendra, change tout). Désormais, chaque galerie est divisée en deux. Le premier rang des 3 niveaux inférieurs passe de 20/10 à 40/20, fort modeste doublement des prix, tandis que le second passe à 15/10 €. La galerie supérieure reste à 15/10, mais les places debout créées hâtivement par Gerard Mortier et vite abandonnées au profit de celles du parterre (cf. supra) sont remises à l'honneur, au tarif de 5 €. On ne sait pas le nombre de ces places à 5 € : on parle de 32 places, soit la moitié de celles disponibles précédemment au parterre, mais cela me surprend un peu, puisqu'il y a de la place pour bien plus de 16 personnes par galerie.
  • Il est amusant de constater que les galeries inférieures, qui ne possédaient jusqu'alors qu'un rang (soit 3x2 places, et guère de place pour en mettre un 2e), sont elles aussi coupées en deux, dans le sens de la longueur : ainsi, votre ventre sera en 6e catégorie tout comme vos doigts de pied, votre dos et vos talons en 7e ; pour les mains, on laissera le l'index et le pouce en 6e, mais le petit doigt et l'auriculaire en 7e (ou l'inverse) ; on n'échappera pas au partage du majeur. Il aurait été tellement plus simple de couper dans l'autre sens, selon le principe du mille-feuille : les oreille, bras, hanches, jambe et pied gauches de vous-même et de votre voisin en 6e catégorie, le reste en 7e...
Bref, minable, scélérat, et qui plus est en complète contradiction avec les communiqués triomphalistes publiés récemment par l'Opéra... La mesure a certainement un double sens : d'une part, il s'agit de récupérer les quelques sous qui traînent, qui ne semblent être qu'une goutte d'eau dans le budget de l'Opéra de Paris ; d'autre part, il s'agit, de façon certainement ciblée et volontaire (particulièrement pour ce qui concerne l'Opéra-Bastille) de mettre dehors les habitués, pour la simple raison que les huées qui traduisent l'hostilité croissante à la politique artistique rétrograde de M. Joel.
Reste à savoir si, dans le cas de productions aussi mal vendues que Francesca da Rimini il y a peu ou Luisa Miller ces jours-ci (Verdi, un compositeur si méconnu, si difficile à vendre, comme chacun sait), une telle mesure n'est pas plutôt de nature à chasser quelques pauvres de bonne volonté qui, à défaut de remplir les caisses, donnent au moins l'impression qu'il y a un public. L'étape suivante serait d'engager des figurants pour occuper les fauteuils laissés libres dans la salle ; au taux du SMIC horaire, ce ne serait même pas si cher, et ils ne seraient après tout pas plus inutile dans cette fonction que ceux qu'emploie Günter Krämer dans sa mise en scène du Ring.

NB : j'aurais encore bien des choses à vous dire sur cette saison, et bientôt ce sera la saison 2011/2012 de Pleyel qui sera là, sans compter qu'on trouve aussi déjà celle de Dresde (pas très passionnante), mais voilà, il n'y pas de raison, c'est les vacances : prochain message lundi 21 !

5 commentaires:

  1. Il y a une chose que tu n'as pas vu :
    Les rangs à 20 euros du 1er balcon (catégorie 7 actuellement) passent en catégorie 5 et même 4 pour les plus proches de la scène.

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  2. Un immense merci pour ce travail détaillé... Et partons tous en dépression, parce que ça désespère quand même.

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  3. Fidèle abonnée de l'Opéra de Paris, je constate que les places de 6ème catégorie à Bastille ne sont plus proposées dans les abonnements.
    Pour l'abonnement Champ Libre, les tarifs d'opéra les moins chers passent de 35 à 55 € (+36%) ou de 40 à 75 € (+47%).
    Lors de la présentation de la saison 2011-2012, dimanche 13 mars, j'exprimais ma déception. On m'a répondu avec un total mépris :" tant mieux, vous serez mieux placée" ! Faux : vu les changements de couleur du plan, je paierais 36 ou 47 % plus cher pour être au même endroit !

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  4. Bonjour,
    Je ne sais plus que penser de l'acoustique de Bastille.
    Je viens de voir Othello (1 fois du 2ème Balcon et 1 fois du premier rang d'orchestre).
    Dès l'instant où les choeurs chantent fort et on sait qu'ils ne s'en privent pas (il faut bien montrer sa belle voix) ça sature de la même façon qu'un enregistrement mal réglé.
    Je trouve ça insuportable.
    Avez-vous cette même sensation ?

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  5. Le problème des choeurs, c'est un vieux problème de Bastille, en effet : aucun soliste ne parvient à se faire entendre dès lors qu'il a le choeur contre lui. Et il est bien possible que ces gens-là choisissent en plus de chanter fort pour la bonne raison que c'est plus facile que de faire des nuances : le choeur de l'Opéra est en crise depuis des années...
    Sinon, le vrai problème de Bastille, c'est quand même d'habitude que depuis certaines places on n'y entend rien (centre du parterre...).

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