Comment Nicolas Joel dirige-t-il l'Opéra ? Bon sang, mais c'est bien sûr : comme un pied. |
Le point commun entre TCE et OC (pardon pour les abréviations !), c'est le caractère très limité de leur saison lyrique : le TCE ne présente que 4 productions, alors qu'on avait cru comprendre qu'une augmentation substantielle du mécénat allait permettre d'enrichir cette part de sa programmation (il est vrai que la saison commence en novembre en raison de travaux) ; côté OC, on utilise le budget complet dont on dispose pour réaliser une demi-saison, du 2 janvier au 28 juin 2012 seulement. Sachant que le Châtelet, dont la saison sera présentée aux calendes grecques et se limite à du divertissement pour bourgeois intellectuellement paresseux, tombe hors du cadre, il faut bien faire le constat que c'est déjà quantitativement que le déclin de Paris comme ville lyrique est patent.
Ceci étant, il faut bien avouer que la saison de l'OC qui nous est annoncée est plus intéressante que les saisons précédentes, même si la maison reste bien ancrée dans ses orientations ultra-conservatrices. La courte saison s'ouvre par trois opéras baroques, pas un de moins, une reprise et deux nouvelles productions.
La reprise est celle de Didon et Enée de Purcell dans la production de Deborah Warner qui a été entre-temps éditée en DVD : c'est à peu près le seul des spectacles de l'Opéra-Comique version Jérôme Deschamps qui m'ait jusqu'ici vraiment convaincu, ne serait-ce que par l'extraordinaire actrice Fiona Shaw qui dit trois poèmes en guise de prologue. Je n'avais rien compris aux poèmes, parce que j'étais trop fasciné par ce corps d'actrice presque palpable par les yeux, à mille lieues de ce qu'on voit sur les scènes françaises.
Les deux nouvelles productions se situent aux deux extrémités de la période qu'on appelle très improprement baroque en matière de musique. Pour ouvrir la saison, Marcel Bozonnet, ancien administrateur de la Comédie-Française, montera Amadis de Gaule (1779) de Johann Christian Bach sous la direction de Jérémie Rhorer : on peut s'attendre à une production à l'antique, relativement hiératique, sans grands effets, qui ne gênera pas la musique. Il en sera bien différemment d'Egisto de Cavalli : je me réjouis sans demi-mesure de cette présence renouvelée de Cavalli sur les scènes parisiennes, et je ne doute pas que Vincent Dumestre ne soit en mesure de faire vivre cette partition ; malheureusement, c'est Benjamin Lazar qui mettra en scène, comme déjà Cadmus et Hermione à l'OC et Il Sant'Alessio de Landi au TCE. On connaît ses pratiques, consistant à faire se noyer les œuvres baroques dans un fatras décoratif qui noierait même les plus valeureuses tentatives théâtrales, qu'il n'entreprend du reste pas. Si Marcel Bozonnet est un vieux monsieur respectable qui continue à faire ce qu'il a toujours fait - et pas mal du tout -, Lazar est au contraire un exemple parfait de jeune réac (ce n'est pas un hasard si le Seigneur dans sa providence en a fait un quasi-homonyme du très tête à claques patron de l'UMP jeunes Benjamin Lancar), dont le refus de s'intéresser à la substance des œuvres plaît naturellement au public de l'Opéra-Comique.
Ce ne sera évidemment pas tout en matière de baroque : le Théâtre des Champs-Elysées ne saurait s'en passer, mais il faudra se contenter d'une seule production, La Didone de Cavalli. Après la production imbécile de La Calisto par Macha Makaieff la saison dernière, le TCE semble donc vouloir redonner une chance à Cavalli, à nouveau avec un jeune metteur en scène, Clément Hervieu-Léger, issu de la Comédie-Française comme son décorateur Eric Ruf : aucune chance qu'on découvre là un nouveau Warlikowski ou un nouveau Bieito, hélas, mais il faut lui faire confiance pour cette première tentative lyrique, faute de mieux.
Pour le reste, le TCE déçoit par la banalité de ses choix : certes, Don Pasquale n'a pas été donné depuis très longtemps à Paris, mais c'était pour de bonnes raisons ; quant aux deux Mozart, il leur faudrait quelques traits saillants que n'ont ni leur distribution, ni leur équipe de production pour attirer un peu l'attention sur eux. Il est frappant de constater que les quatre metteurs en scène des quatre productions lyriques du TCE cette saison sont français, comme le sont ceux de plusieurs productions de l'OC : ce n'est certes pas criminel, mais ça n'en est pas moins significatif d'une tendance lourde de ce pays toujours plus refermé sur lui-même.
Reste à soumettre la saison de l'Opéra à une analyse similaire.
C'est la plaie : on ne peut critiquer le travail de Nicolas Joel sans se faire accuser d'être un nostalgique de l'ère Mortier, autrement dit de conditionner tous ses jugements à une espèce d'orthodoxie mortiérienne. Il est vrai qu'on comprend bien que le manque de succès des productions de Joel limite l'éventail des arguments de ceux qui défendent encore son travail ; néanmoins, je voudrais rappeler quelques éléments importants :
-D'abord, ni moi, ni aucun amateur d'opéra version moderne n'a jamais été un inconditionnel de Mortier. Il suffit de penser à la manière dont Mortier a toujours défendu le travail de Gilbert Deflo, dont Joel reprend les productions, alors que nous sommes nombreux à les trouver d'une insondable médiocrité ; Mortier, pour ne citer qu'un autre exemple, n'a à mon goût pas assez défendu les deux productions qu'il avait confiées à Johan Simons (Simone Boccanegra et Fidelio), alors qu'elles sont bien plus intéressantes que les idioties de Deflo. Je ne cache pas mon admiration pour le travail réalisé depuis 30 ans par Gerard Mortier, mais
-Ensuite, this is a global world, kids : quand on n'a pas la possibilité de lever les yeux plus haut que le niveau du marigot parisien, on comprend que le monde se limite à une opposition sauvage Mortier/Joel ; quand on va voir ailleurs, on se rend bien vite compte qu'il n'est pas besoin de Mortier pour trouver du théâtre musical inventif, moderne, excitant, tel que Mortier, certes, l'a pratiqué, mais que bien d'autres pratiquent sans lui. On citera par exemple Georges Delnon et Dietmar Schwarz à Bâle (le second va diriger la Deutsche Oper de Berlin à partir de 2012), bientôt Jossi Wieler à Stuttgart, mais aussi de nombreuses autres productions un peu partout en Europe - j'ai ainsi pu voir un remarquable Phaëton de Lully à Sarrebruck, mis en scène par Christopher Alden et dirigé par George Petrou.
Donc, il n'est pas besoin de présupposés polémiques pour avoir un avis sur la prochaine saison proposée par Nicolas Joel. On nous fait la leçon en rappelant doctement qu'à l'opéra, ce n'est pas la mise en scène qui est l'essentiel, c'est la musique : on le savait déjà, bien sûr, mais faisons néanmoins plaisir aux amis de l'autre Petit Nicolas : parlons musique, puisque l'éditorial dudit petit Nicolas s'appelle justement Sur les ailes de la musique.
Parlons musique, ça veut dire, bien sûr, parlons des œuvres, qui sont tout de même plus importantes que leurs interprètes. Que trouvons-nous au menu ? Cavalleria Rusticana et I Pagliacci ? Formidable, vous me promettez un menu gastronomique et vous me servez un Big Mac, j'apprécie. Rigoletto, La Force du destin, Faust ? Défendre l'importance de la musique dans le monde lyrique et ne trouver rien de mieux à présenter que cette musique kilométrique, où la bêtise du livret le dispute à la pauvreté de la musique, c'est très fort. Ah oui, il y a La Veuve joyeuse, pour se rappeler que la niaiserie lyrique n'est pas l'apanage d'un pays ou d'un autre ; mais comme je suis naturellement généreux, je vous épargne dans cette liste la pauvre Manon, graciée in extremis en raison de l'absence bienvenue d'une autre idole des lyricomanes de base, ce bon vieux Puccini.
Face à cela, bien sûr, il y a aussi des œuvres de valeur : passons sur La Clémence de Titus ou Arabella, bien sûr légitimes mais qui ne sont pas forcément ce que je préfère ; en revanche, Lulu, Pelléas, Tannhäuser, Hippolyte et Aricie sont des chefs-d'œuvre que je me réjouirais de revoir, à ceci près que là où ces œuvres auraient occupé une place centrale dans une programmation plus intelligente, ils n'ont droit qu'à des reprises, de productions anciennes pour les deux premiers, une production Mortier d'assez bonne tenue pour le 3e, et une production importée de Toulouse pour laquelle je crains à vrai dire le pire : bref, des roues de secours, même si Tannhäuser, avec sa belle distribution, devrait au moins faire un peu l'événement.
La vision de la musique qu'ont les lyricomanes est souvent un peu étrange - je parle, bien sûr, de ceux qui périssent d'ennui si par malheur on les traîne à un concert symphonique ou de la musique de chambre : quand Puccini ou Mascagni deviennent des géants à côté desquels Berg, Debussy ou Rameau sont des minables qu'on ne peut que tolérer dans les programmations lyriques à condition qu'ils n'y prennent pas la place dévolue aux vrais grands, c'est qu'il y a un petit problème, tout de même, un peu le même que celui de ces grands lecteurs qui veulent vous convaincre que la SF et le polar, c'est quand même autre chose que Proust ou Balzac.
Mais venons-en maintenant à ce qui les intéresse vraiment, ces oiseaux-là : les chanteurs. Il paraît que Nicolas Joel est un grand connaisseur des voix : je ne reviendrai pas sur le cas, pour moi très significatif, de cette chanteuse surannée et, dans le mauvais sens du terme, très française qu'est Inva Mula, mais l'obstination à placer des chanteurs français à tout prix, quitte à ne leur confier que des micro-rôles, prend visiblement le pas sur le souci du résultat musical. Bien sûr que Stéphane Degout sera remarquable comme toujours (Tannhäuser, Hippolyte), bien sûr que Stéphanie d'Oustrac pourrait illuminer La Clemenza di Tito, bien sûr qu'on souhaite par principe la bienvenue aux jeunes débutants comme Gaëlle Arquez (Don Giovanni), mais vraiment, y a-t-il vraiment quelque chose à attendre de l'ennuyeuse Véronique Gens en Elvire ou d'une Patricia Petibon qui semble en quête urgente de nouveaux territoires pour masquer le déclin de sa voix en Anna ? Ou de Vincent Le Texier en Golaud, alors qu'on a en mémoire il n'y a pas si longtemps celui de Laurent Naouri (TCE) ou de José Van Dam dans la même production ? N'y a-t-il dans le monde nulle rossinienne plus excitante que Karine Deshayes, chanteuse certes honorable, mais qu'on n'a pas nécessairement besoin d'entendre dans les deux rôles principaux des opéras de Rossini à l'affiche ?
Le choix, à deux reprises, de Violeta Urmana (Cavalleria et Forza) est significatif d'une tendance profonde de la politique de distribution de Joel : dans ce type de répertoire, il lui faut des voix sans histoire, qui ne posent pas de questions d'interprétation, solides plutôt que personnelles ; ou alors, comme pour Renée Fleming (Arabella), des noms connus même incapables de maîtriser leurs rôles (Renée Fleming chez Strauss, sans doute la plus belle arnaque du commerce culturel de ces dernières années).
Les éléments les plus positifs de ces distributions, outre ceux déjà cités (d'Oustrac, Degout), sont tout sauf des prises de risque : pour avoir déjà vu à deux reprises la Salomé d'Angela Denoke, je ne peux que vous presser de ne pas manquer un tel moment de grâce ; quant à Nina Stemme, il est incompréhensible qu'il faille attendre 2011 pour assister à ses débuts parisiens...
Que dire de plus ? Des œuvres souvent peu intéressantes, des choix de distribution souvent hasardeux et fondés plus sur des partis-pris que sur un sens musical, ou au mieux convenus... et bien sûr des mises en scène qu'on n'aurait pas osé montrer il y a un demi-siècle, qui ne sont pas seulement des mises en scène traditionnelles mais, il faut bien le souligner, de mauvaises mises en scène traditionnelles, où souvent le niveau artisanal minimal pour l'exercice de la profession de metteur en scène ou de décorateur n'est pas atteint... de quoi dire, une fois de plus : pour l'opéra, vive la province et l'étranger ; et pour Paris, vive la musique symphonique et la musique de chambre !
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