dimanche 5 juin 2011

Tristan à Lyon : le triomphe de Kirill Petrenko

Pas de faux-semblants : la nouvelle production de Tristan de Wagner présentée par l’Opéra de Lyon en cette fin de saison a une qualité, et une seule. On pourra trouver que c’est bien peu ; pour moi c’est déjà formidable. Cette qualité, c’est tout simplement son chef, Kirill Petrenko, qui avait déjà travaillé à Lyon pour une trilogie Tchaikovski très remarquée (j’avais vu Eugène Onéguine, et déjà ce que j’entendais en provenance de la fosse m’avait fasciné). L’orchestre de l’Opéra de Lyon réagit admirablement à ses impulsions et mérite certainement sa part d’éloges ; mais vraiment, le vrai événement de la soirée est Kirill Petrenko lui-même.

Acte II : une image assez typique de la production, statique et sans grandes idées



Je n’aime pas commenter la gestuelle des chefs, parce que c’est d’une certaine façon une affaire privée entre le chef et ses musiciens et que seul le résultat compte, mais, de la place d’avant-scène que j’occupais, j’ai bénéficié d’un spectacle si fascinant qu’il a bien souvent détourné mon attention de ce qui se passait (ou de ce qui ne se passait pas) sur la scène. Pierre Boulez n’est pas un moins grand chef parce qu’il reste impassible, mais la fascination qu’exerce l’extrême mobilité du corps et du visage de ce chef pas même quadragénaire est un fait qui n’a peut-être rien à voir avec la musique, mais vaut pour elle-même. Si on ferme les yeux, ou si on regarde la scène (mais pour quoi faire ?), on n’est pas moins fasciné par cette direction extrêmement allante mais jamais pressée, qui ne sacrifie jamais la précision du détail instrumental à l’effet de masse, intensément dramatique sans jamais en faire trop : un anti-Thielemann, si on veut, dans le sens où Petrenko sait organiser la matière sonore comme un tout au service de cet étrange théâtre qu’est l’opéra là où Thielemann se laisse aller à un travail sur le son qui n’a d’autre finalité que lui-même, qu’un idéal sonore issu du passé. Ici, tout est net, tout est clair, et tout met en lumière l’incroyable complexité du tissu orchestral wagnérien.
Et pour le reste ? J’avais choisi d’aller voir ce spectacle, parmi les multiples sollicitations de ce mois de juin, avant tout pour le metteur en scène choisi, Jossi Wieler, que mes lecteurs fidèles connaissent bien ; patatras, dès le début de la saison en cours fut annoncé le remplacement du metteur en scène suisse par le collectif catalan La Fura dels Baus. Autrement dit le passage d’un metteur en scène analytique, construisant ses interprétations à partir d’un travail de détail sur le texte et la musique, mettant au centre de ses spectacles l’humain des personnages et des acteurs, à des spécialistes de la machinerie à grand spectacle : je n’étais évidemment pas enchanté.
Finalement, le spectacle produit par La Fura m’a surpris par son manque total d’ambition : un décor pas plus laid qu’un autre, sans doute, avec cette grosse lune descendant des cintres pendant tout le premier acte, dans laquelle nous entrons au second ; mais un décor ni virtuose, ni particulièrement pertinent, avec une finition parfois déficiente (la projection des vidéos au premier acte). La petite scène de l’Opéra de Lyon ne favorise pas les grandes visions, sans doute, et contraint ces « visionnaires » à travailler un peu plus leur direction d’acteurs : le travail est honorable, avec quelques belles idées (Brangäne utilisée comme une marionnette entre les mains d’Isolde lorsqu’Isolde caricature Tristan l’offrant à son oncle), mais aussi des moments d’un naturalisme qui tombe à plat (la fin du 2e acte), et de manière générale une manière de dramatisation à outrance qui doit venir de l’abus de séries policières à la télé. Le programme mentionne les « événements » organisés par ces faux radicaux pour Peugeot, Swatch ou Pepsi : on ne peut que les encourager à développer ces activités lucratives, en laissant aux autres le théâtre. Les Lyonnais, aux saluts, ont montré ce qu’ils ont pensé de cette production : pas grand-chose, visiblement, et je suis assez d’accord.

La grande déception de la soirée, en contradiction avec mon article précédent sur la bonne santé du chant wagnérien, aura été la distribution, où seules les basses surnagent sans briller particulièrement. Une Isolde (Anne Petersen) passe-partout, en peine avec la diction, ne fait pas le beau temps ; alors que Brangäne est un rôle éminemment valorisant, Stella Grigorian court après les notes (mais joue bien) ; quant à Clifton Forbis, ce qu’il a fait subir aux oreilles wagnériennes est assez inimaginable et n’a pas sa place sur une scène professionnelle.
Je suis d’autant plus sévère avec cette distribution déficiente que mon Tristan précédent n’était pas bien vieux : à Augsbourg en avril, dans une maison qui n’existe pas sur la carte des hauts lieux du monde lyrique, j’avais pu voir une magnifique Isolde (Christiane Libor), un Tristan solide et pas laid (Gerhard Siegel), et une Brangäne intelligente et maîtrisant son rôle (Kerstin Descher). Ce n’était pas le Tristan du siècle, les héros du passé pouvaient dormir en paix, mais on sortait heureux de l’ensemble de ce qu’on avait entendu, et il me semblait assez naturel d'attendre le même niveau dans une grande maison comme Lyon. Ici, il faut donc se contenter tout au long de la soirée du travail admirable de la fosse, en pestant parfois que les chanteurs aient l’outrecuidance de couvrir l’orchestre (!) : Kirill Petrenko, chef essentiel, est de ces artistes qu’on n’aura jamais tort de prendre comme maîtres.

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