samedi 12 mai 2012

Numéros de séries (2) : L'histoire de Manon

Il aura fallu 9 ans pour que L’Histoire de Manon de Kenneth McMillan revienne sur la scène de Garnier – j’avais découvert le ballet en 2003 justement, avec Aurélie Dupont et Sylvie Guillem. Son retour à Garnier était très attendu : qu'on ne compte pas sur moi pour en atténuer l'éclatante réussite.





McMillan, c’est le chorégraphe icône du ballet britannique aux côtés d’Ashton ; un chorégraphe que je n’arrive pas forcément très bien à appréhender dans son ensemble : à côté de pièces magnifiques comme le narratif Roméo et Juliette ou l’abstrait et musical Song of the Earth, il faut compter avec de redoutables kitscheries, par exemple sa version pesamment ethnique du Sacre du printemps, ou son dégoulinant Requiem (le kitsch du Requiem de Fauré, pour un Anglais, est une irrésistible tentation). Manon est un peu entre ces deux pôles, un peu sentimentale et kitsch (la palette chromatique en ton sur ton des décors), mais remarquablement construite et dramatiquement efficace, à la manière de tous ces ballets narratifs des années 60/70, chez Cranko, chez Neumeier, chez Grigorovitch (qui, me semble-t-il, est plus proche qu’on ne le croit de ses collègues du monde capitaliste, avec simplement beaucoup moins de talent). Peut-être, je dois dire, suis-je un peu moins emballé par les pas de deux un peu moins aériens de Manon que par ceux de La dame aux camélias, mais ne faisons pas les difficiles : au fil de ces représentations, j'ai eu l'immense plaisir de découvrir à chaque fois plus de détails passionnants qui m'avaient échappé, et mon plaisir a crû à chaque fois : c'est bon signe, non ?
Cette nouvelle série de Manon, à l’inverse de celle de La Bayadère, c’est un peu le triomphe de la génération en fin de carrière. Les distributions, certes, ne confiaient le rôle de Manon qu’à des étoiles confirmées, si on excepte la présence momentanée de Ludmila Pagliero (encore elle), retirée ensuite pour cause de blessure ; mais ces étoiles confirmées qui nous ont si souvent déçus ces dernières années ont tout à coup jugé bon de briller comme elles ne l’avaient pas fait depuis longtemps.
Je n’évoque pas ici l’interprétation de Clairemarie Osta, qui a eu les honneurs de la première et fera ses adieux sur la dernière représentation de cette série ; non seulement je ne la verrai que lors de cette dernière, mais mon admiration et mon respect pour elle m’interdirait de toute façon d’en dire quoi que ce soit de négatif ; cette danseuse intelligente, toujours à la hauteur des enjeux des chorégraphies qu’elle va interpréter nous manquera cruellement, en l’absence d’une relève véritablement à la hauteur ; un modèle d’équilibre, à la fois sans reproche techniquement et capable d’investir ses rôles narratifs ou abstraits en ne se contentant jamais d’« assurer la représentation ».
C’est donc d’Aurélie Dupont et d’Isabelle Ciaravola que je voudrais parler – deux danseuses à la carrière très différente : l’une parvenue rapidement au sommet de la hiérarchie, représentante parfois omniprésente d’une certaine idée de la danse française, l’autre longtemps modeste soliste à tout faire, reconnue mais pas idolâtrée, dont les ailes ont soudain poussé à un âge où d’autres enterrent définitivement l’espoir d’être un jour étoile. Isabelle Ciaravola, c’était un peu l’évidence pour ce rôle, tant ses affinités avec ce répertoire néo-classique sont évidentes ; on obtient donc une Manon légère, enjouée, qui semble voler sur la scène. C’est infiniment séduisant, et je m’en serais volontiers contenté, pour ce qui me concerne, comme d’un très honorable sommet pour cette série. Mais voilà : Aurélie Dupont, que j’aurai vu deux fois dans la série. La première fois, une danseuse honorable, en visible fin de carrière, dotée d’une présence scénique considérable que n’égale hélas pas des capacités physiques handicapées par ce qui semble être un manque de souffle. La seconde fois, une danseuse transformée, qui a assez de souffle pour entraîner tout le monde avec elle. Public en délire pour diva retrouvée.
Chez les hommes, les choses sont plus contrastées. Josuah Hoffalt, le partenaire d’Aurélie Dupont, passé tout droit de Solor qui lui a valu son tout frais grade d’étoile à Des Grieux, étrenne avec brio et retenu (oui, oui) sa nouvelle gloire. Ce n’est pas un Ivan Vassiliev, mais qu’importe : mais qui veut vraiment de ce genre de sauteur sans neurone ? Des Grieux, jeune homme un peu trop sérieux et un peu trop naïf pour ne pas se lancer à la première occasion dans la perdition la plus complète, lui va comme un gant. Son partenariat avec Aurélie Dupont fonctionne bien, même dans les circonstances difficiles de la première soirée : certes, les micro-incidents à peine perceptibles se multiplient, mais on sent à quel point il est attentif à empêcher que les choses dégénèrent et à aider Aurélie Dupont à passer les difficultés. Le second soir, tout se passe naturellement beaucoup mieux ; on a certes droit à une authentique glissade incontrôlée, mais justement : le contrôle moins inquiet est le signe d’une confiance retrouvée et d’une plus grande liberté artistique. Avec Isabelle Ciaravola, Mathieu Ganio ne me convainc guère : un Des Grieux un peu trop monolithique, un peu trop ennuyé, trop honorable et passe-partout pour emporter la conviction. Mais Florian Magnenet, qui devait danser avec Ludmila Pagliero finalement hors jeu, offre avec elle une représentation d'une force incroyable, qui confirme la montée en puissance de ce danseur dont les premiers essais de grands rôles classiques ne m'avaient guère convaincu.
Les deux rôles secondaires m’ont apporté moins de satisfactions et moins de surprises. J’aime beaucoup Muriel Zusperreguy, et plus encore Alice Renavand, mais la maîtresse de Lescaut nécessite un peu plus d’énergie et de fantaisie – sans doute guère en cour au royaume de Brigitte Lefèvre – ; là où on attend, de cette professionnelle de la tromperie au charme ravageur et faux, une manière de crever l’écran, bigger than life, on n’a eu droit ici que du bon goût très Opéra de Paris, qui manque décidément trop d’aspérités. Chez Lescaut lui-même, avantage sans discussion à Stéphane Bullion, chez qui on n’attend bien sûr pas d’exubérance, mais qui se tire avec une grande intelligence d’un rôle qu’on aimerait lui aussi un peu plus expressif. C’est sans doute ce que voudrait réaliser Jérémie Bélingard, mais l’énergie et l’instinct ne peuvent pas tout faire. Vraiment un des danseurs les moins intéressants de la troupe, et sans doute l’étoile masculine qui mérite le moins son titre.
Il aura fallu attendre presque la fin de la série pour que je trouve, pour ces rôles, un couple idéal, de toute évidence celui qui avait suscité le moins d'attente : Audric Bezard et Aurélia Bellet ont tout compris de leur rôle ; Lescaut devient enfin le redoutable manipulateur professionnel qu'il est même sous le couvert de l'ivresse, et sa maîtresse-complice cesse d'être une ravissante idiote - le tout à l'occasion de la magnifique représentation Ciaravola/Magnenet, c'est vous dire le bonheur.

Que dire, en conclusion de ces longs développements, à partir de ces deux séries si différentes ? Ma foi, je ne sais pas très bien. Le Ballet de l’Opéra est en crise, et il ne cessera pas de l’être avant que Brigitte Lefèvre n’ait enfin laissé la place à plus jeune et plus inventif qu’elle – espérons qu’au moins son successeur saura nous sortir de cette crise. Tout n’est pas mauvais, dans ces deux grands spectacles populaires (encore que Manon ne se soit pas si bien vendu que cela), et on trouve même quelques pépites auxquelles on ne se serait pas attendu. C’est un peu ça, le ballet de l’Opéra aujourd’hui : un ensemble sans direction, sans projet, sans idées, au fond tellement inconsistant que, à force de mollesse, ceux qui le dirigent ne peuvent tout à fait empêcher que les talents, là où il y en a, réussissent à nous prendre par surprise. Après tout, profitons de ces moments.

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