vendredi 28 septembre 2012

Marthaler !

Oui, Marthaler : les amateurs d’opéra poussiéreux vont croire qu’on les provoque (ils sont faciles à provoquer) ; mais le monde tourne encore en dehors des sphères lyriques. Christoph Marthaler, encore heureux, n’est pas absent de Paris depuis que Gerard Mortier a quitté les rênes de l’Opéra, de même qu’il y avait droit de cité avant 2004. On avait pu voir, l’an dernier, sa fantaisie polaire +/- 0 ; cette fois-ci, c’est à un spectacle plus classique, plus immédiatement abordable, que le Festival d’automne – institution indispensable ! – propose au public parisien qui ne se fait d’ailleurs pas prier (salles pleines, ovations, et tout le tintouin).
Et qui fait les changements de décors ?

+/- 0, loin de toute narration, était une crépusculaire réflexion sur le temps, sur l’art de la survie en milieu routinier, moins drôle sans doute que beaucoup d’autres spectacles de Marthaler, mais fascinant par sa maîtrise du temps qui passe – ennui du spectateur compris, car l’ennui n’est pas une scorie chez Marthaler. Cette année, il a choisi de mettre en scène une pièce du dramaturge autrichien Ödön von Horváth, mort en 1938 à Paris (méfiez-vous des arbres des Champs-Élysées !), mais toujours insuffisamment connu en France, malgré diverses productions de sa pièce la plus célèbre, Casimir et Caroline (on a pu voir à Paris une épouvantable production d’Emmanuel Demarcy-Motta au Théâtre de la Ville) : avec une structure narrative, des personnages, des émotions « classiques », le spectateur moyen sent le sol sous ses pieds ; avec Foi, amour, espérance, même le plus rétif des traditionnalistes (il y en a moins au théâtre qu’à l’opéra, Dieu merci) devra reconnaître au moins les immenses qualités de directeur d’acteurs de Marthaler. Et les immenses qualités de sa troupe.
Mais ce n’est pas tout, et de loin.

Une petite danse de mort, tel est le sous-titre donné par Horváth à sa pièce. Pas de place pour la grande tragédie, pas de place pour l'épopée. Tant mieux : c'est la définition même de l'univers de Christoph Marthaler. Dans ce spectacle, il y a deux Elisabeth, deux exemplaires de l'héroïne malheureuse de la pièce : l'une plus angoissée, plus consciente de la machine de mort en marche ; l'autre plus énergique, plus combattive, plus décidée à ne pas se laisser abattre (en vain, bien sûr). Souvent, l'une joue la scène sous le regard de l'autre (et ce regard, bien sûr, compte plus que tout) ; d'autres sont jouées deux fois de suite, et les variations d'émotion de l'une à l'autre sont souvent crucifiantes ; une, et une seule - peut-être la plus belle de tout le spectacle - les fait jouer la même scène en parallèle, celle où la fragile idylle nouée avec un policier est brutalement ravagée par l'intervention d'un inspecteur soupçonnant Elisabeth d'être une prostituée non déclarée.
Pendant ce temps, la musique - compagne indispensable de tout spectacle de Marthaler : tandis qu'un pianiste s'acharne sur la marche funèbre de Chopin, un orchestre de hauts-parleurs dirigés épisodiquement par le pianiste est comme l'écho d'une société mécanisée, déshumanisée, qui a perdu le sens, mais qui tient à sa hiérarchie. L'art du contrepoint, art profondément marthalerien.

Excusez-moi de n'en pas dire plus : décrire, c'est déjà un peu profaner, et j'aimerais tant revoir ce spectacle magnifique - peut-être à Berlin, ou à Luxembourg, qui l'a coproduit (pour la saison prochaine ?). En attendant, les Parisiens n'en ont pas fini avec Marthaler : en décembre, l'Odéon programme un spectacle qu'il avait créé à Bâle, Meine faire Dame. Ein Sprachlabor - le titre est une allusion à My Fair Lady, qui était donnée en parallèle dans la grande salle du théâtre. Un laboratoire de langues, donc, qui intéresse Marthaler parce qu'on y est ensemble, côte à côte, en un effort commun, mais en même temps implacablement seul. Et il y a King Kong.
Le spectacle n'est à mon sens pas tout à faire de la même force que +/- 0 ou que Foi amour espérance. Mais il reste beaucoup à aimer là dedans tout de même, y compris une musique cette fois beaucoup plus présente. Les critiques du Masque et la Plume se sont ridiculisés en vomissant sur ce spectacle qu'ils n'ont pas compris, le pire étant Jacques Nerson, qui écrit à vrai dire pour l'hebdomadaire d'extrême droite Valeurs actuelles et a donc toutes les excuses de ne rien comprendre au théâtre.
Avec ces deux Marthaler, avec aussi la pièce de Handke montée par Luc Bondy (moins indispensable, certainement, mais on aurait eu tort de se priver du plaisir de voir deux des plus grands acteurs allemands actuels), le mandat de Bondy à la tête de l'Odéon commence bien, n'en déplaise aux apparatchiks de la culture institutionnelle, qui devront bien se consoler de la "perte" (très relative) d'Olivier Py... Je ne suis pas sûr que cela suffise pour que le théâtre français commence une convalescence qui n'a que trop attendu ; mais c'est déjà bien réjouissant de voir que le public, lui, n'a pas perdu le nord et sait reconnaître les prodiges accomplis à l'étranger dans le domaine du théâtre - et pas seulement en terre germanique.

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