mercredi 27 novembre 2013

À quoi sert la mise en scène - Pourquoi je suis allé revoir Le Trouvère

Pourquoi suis-je retourné voir Le trouvère à l'Opéra de Munich il y a quelques jours, alors que je l'avais déjà vu (et critiqué pour Resmusica) cet été, et que ce n'est vraiment pas mon répertoire ? Oui, bon, d'accord, parce que Jonas Kaufmann ; mais pas que.
Et pourquoi est-ce que je ferai le voyage dans les derniers jours de 2013 pour aller voir La Force du destin dans ce même opéra, alors que c'est sans doute un des livrets les moins défendables de tout le répertoire italien du XIXe siècle qui a pourtant réalisé des prouesses en ce domaine ? Oui, d'accord, pour Kaufmann et Harteros ; mais pas que.

En voyant la production de Py, que j'ai beaucoup aimé (ce qui n'est pas le cas général, certains la trouvant trop complexe et agitée), et en écoutant attentivement La Forza del destino (je veux dire par là musique ET texte), je me suis dit que, décidément, ces opéras ont beau être des cas dramaturgiques un peu désespérés, des boiteux bossus et manchots qui n'ont qu'un œil, ces œuvres-là peut-être plus que toute autre ont tout à gagner d'un metteur en scène qui veuille bien les prendre au sérieux.
Vous connaissez la citation célèbre, attribuée à Caruso* je crois, qui dit qu'il n'y a rien de plus simple que de faire un bon Trouvère : il suffit de prendre les 4 meilleurs chanteurs du monde. La production munichoise n'a pas tout à fait réalisé cela (en juillet, on ne peut pas dire qu'Elena Manistina et Alexei Markov fassent partie de cet étroit aréopage, et je peine à comprendre, pour novembre, qu'on y place Mlle Stoyanova). Mais la mise en scène d'Olivier Py a admirablement montré qu'on pouvait proposer un spectacle intelligent, à tous égards signifiant, à partir d'un texte qui est, disons, moyennement intelligent et moyennement signifiant. C'est que Py a eu l'intelligence de prendre l'objet Trovatore comme un tout, c'est-à-dire pas seulement comme l'histoire vaseuse de Leonora et Manrico, mais comme cette même histoire (vaseuse, oui) racontée au milieu du XIXe siècle par Verdi pour le public qui était le sien.
Vous allez me dire que c'est banal, et que ce genre de fonctionnement a été récemment habilement industrialisé par Stefan Herheim (ah oui, vous aviez remarqué que je ne l'estime pas, celui-là ?). Mais Py, contrairement à Herheim, ne se veut pas le Lagarde et Michard de l'opéra : il a compris que la civilisation industrielle, le machinisme, le rationalisme productif sont tout autant des serres à fantasmes que les époques censément plus poétique. Fantasmes, traumatismes, refoulé : Py est tout à fait dans une forme moderne d'interprétation psychologique au théâtre, qui ne vise pas tant à dérouler les fils d'une causalité** qu'à nous promener au contraire dans les enchevêtrements inextricables de l'univers mental d'une époque.
Bien sûr, un certain public aurait préféré qu'on lui serve des beaux costumes espagnols, dans un joli décor bien éclairé (à la façon, sinistrissime, de ce Boccanegra berlinois destiné à permettre à Domingo de mâchonner pour la première fois le rôle-titre***) ; bien sûr, Py en fait trop, comme en font toujours trop ceux qui n'ont pas pour but suprême de servir sur un plateau le bon goût des manuels de civilité ; bien sûr, ça n'enlève rien aux péripéties idiotes du scénario. Mais un livret d'opéra, ce n'est pas un récit journalistique, ça se lit en plusieurs dimensions, et si la lecture linéaire de la narration ne se tient ici pas, il y a dans le texte même du livret, dans sa chair, une épaisseur qu'on ne peut pas ignorer. J'avais été frappé en voyant le spectacle en juillet de voir à quel point tout le livret était truffé d'apparitions, de fantômes, dès la première apparition de Leonora (Come d'aurato fuggente imago!).
En écoutant, cette fois, La Forza, que mettra en scène Martin Kušej en décembre, cette même réflexion n'a pas cessé de m'accompagner : certes, les imbécillités ne manquent pas dans l’œuvre ; mais qu'il y ait ici largement matière à interprétation, matière à parler au spectateur d'aujourd'hui sans avoir l'air de s'excuser de ce qu'on lui présente (sur le mode "c'est bête mais c'est beau"). Le personnage du moine (convers ?) Fra Melitone, par exemple : il se dit que Kušej situerait l’œuvre dans le contexte de l'Afghanistan contemporain, qui est bien pour nous en effet la zone de guerre par excellence. Croit-on que Verdi a mis là ce religieux râleur, dur aux pauvres, contestataire mais prompt à s'écraser devant l'autorité, simplement pour amuser le public entre deux scènes de mélo ? Verdi ne joue pas contre l’Église dans son ensemble, le Padre Guardiano est là pour la spiritualité authentique ; mais Melitone, finalement, c'est celui qui fait (mal, certes) les vilaines besognes, c'est la machine de pouvoir qui permet à l'autorité spirituelle de planer. Si vous montez ses scènes comme une pure bouffonnerie, ça donne un peu la même chose que si Wagner nous avait inséré une bonne petite valse avant la scène finale du Crépuscule, et c'est toujours moins drôle que ça en a l'air sur le papier ; mais si vous avez le souci de rendre compte de l’œuvre comme d'un ensemble cohérent, vous devrez en tenir compte dans cet opéra qui semble mettre un point d'honneur à présenter comme une vue en coupe de toute une société perturbée par la guerre. Et si vous avez du talent, rien ne vous interdit de nous faire sourire tout en nous émouvant.
Je laisse, naturellement, à Martin Kušej le soin de trouver sa solution d'ensemble et de détail, et je ne peux naturellement pas garantir que ce sera réussi ; en tout cas, je dois dire que je ne peux que féliciter très chaleureusement l'Opéra de Bavière pour ce qu'il construit, avec constance, sur ce répertoire dramatiquement ingrat. Les meilleurs chanteurs du monde n'auraient pas suffi à me faire venir ; ce qui emporte le morceau, c'est que je sais que là plus que nulle part ailleurs on a l'humilité et le courage de s'affronter à la réalité des œuvres. Une maison modèle.

*Tant qu'à faire, j'écoute les extraits du Trouvère enregistrés par Caruso en écrivant ce message. Je préfère décidément Kaufmann.
**Ça, c'est le côté Tennessee Williams, ou O'Neill, où on n'était pas content de soi quand on n'avait pas amené sur scène en moins de deux heures au moins un meurtre, un suicide et un inceste, le tout forcément noyé dans l'alcool. Je suis consterné qu'on joue encore ça de nos jours, mais c'est une autre histoire (Long voyage du jour à la nuit, mon Dieu !).
***On aura remarqué d'ailleurs qu'échaudé par ce pitoyable Boccanegra (une œuvre pourtant moins ingrate que celles dont je parle ici) Berlin a préféré pour le Trouvère donné dans quelques jours faire le pari d'une mise en scène moderne qui pourra peut-être survivre une fois que Domingo aura enfin laissé la place à des chanteurs qui chantent juste. Musicalement, entre Domingo qui chante faux et Netrebko et sa grosse voix sans nuances, ça ne risque en revanche pas de s'améliorer...
Oui, je sais, aller jusqu'à mettre des notes dans un article déjà trop long, c'est une forme suprême de perversité. Et il n'y a même pas de photos, crime contre le web. Non, je ne m'excuse pas.

6 commentaires:

  1. Pascal Gottesmann28/11/13 11:33

    Tout d'abord mon cher Rameau, je partage vos craintes pour Domingo qui devrait nous laisser dans le souvenir de son admirable Manrico, fier mâle et altier. L'un des plus beaux avec celui de Corelli

    Tout d'abord sur le Trouvère, je suis en total désaccord avec vous quand au livret qui demeure l'un des meilleurs à mon gout. Tout simplement car ce n'est pas une banale histoire d'amour comme vous avez tendance à le réduire mais une oeuvre ardente palpitent les émotions les plus fortes et les plus sauvages. Il n'y a qu'à voir le prologue de Ferrando captivant effrayant et qui consisterait à lui seul un bon livret d'opéra. Mais il y a surtout le personnage d'Azucena que vous passez sous silence. Hors ce personnage, d'une force peu commune est celui qui reste dans les mémoires des spectateurs. Plus qu'une banale histoire d'amour le Trouvère est plutôt une histoire de vengeances et d'amour maternel.

    Alors bien sur tout cela est baroque et un peu fouillis, assez représentatif du théâtre espagnol du XVIeme siècle que Boileau a tant honnis au siècle suivant. Mais cette histoire vous prend au tripes et ne vous lâche pas durant tout le spectacle. Je compte sur Py et ses images puissantes pour faire ressortir le côté proprement cauchemardesque de cette oeuvre.

    Pour ce qui est du Fra Melitone et de la force du destin, le livret, il est vrai est des plus confus et dessert cette oeuvre pourtant si belle. Mais présenter ce moine comme un mauvais bougre me parait une erreur grave. La différence entre Guardiano et Melitone est que l'un est calme, posé et l'autre atrabilaire mais l'un ne vaut pas mieux que l'autre. Melitone est dans la lignée des moines paillards comme le sacristain de Tosca ou Varlaam de Boris Godounov. Il a la foi du charbonnier, celle chevillée au corps mais qui ne s'explique pas dans les livres de théologie. Il faut donc qu'on voie avec les pauvres une immense tendresse pour ces gens derrière son air bourru et bougon. C'est décidément un beau personnage bouffe comme je les aime.

    Pour finir, votre diatribe sur Tennesse Williams m'a rappelé cette hilarante expression entendue au théâtre après des des drames bien sanglants de Shakespeare ou d'Hugo "Ils sont tous morts, même le souffleur".

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    1. Sur le Trouvère, c'est un peu plus compliqué, je trouve. Oui, ce n'est pas une histoire d'amour banale, mais ça ne suffit pas à sauver la chose dans son aspect narratif, linéaire. Azucena est un personnage assez mal construit, je trouve : on peut dire que son "double fond" entre souci de vengeance même au prix du sang et amour maternel donne une tension intéressante, mais c'est quand même un peu beaucoup. Ça n'empêche pas qu'elle peut être porteuse d'émotion (comme c'est amplement le cas dans la mise en scène de Py), par exemple, dans l'acte IV, dans ses hallucinations. Vous avez raison de faire allusion au récit de Ferrando, qui est très important en effet : ce qui y est intéressant, ce n'est pas tant ce qu'il raconte (qui relève plutôt de la surcharge d'épisodes propre à ce drame romantique espagnol - Gutierrez étant un dramaturge contemporain, comme le Saavedra de La Forza!) que la manière dont il le raconte : pour lui, c'est déjà un peu une légende folklorique, qu'il raconte presque sous la forme d'une ballade populaire, à laquelle il ne croit qu'à moitié - toute ressemblance avec un certain grand opéra français créé vingt ans plus tôt n'étant peut-être pas intentionnelle, mais quand même assez frappante, Verdi ayant l'avantage de la concision sur son prédécesseur.
      Pour Melitone, vous pouvez trouver en effet que j'ai placé le curseur trop loin côté sérieux au détriment du bouffon. Mais finalement ce n'est pas très important : ce qui compte, c'est la place centrale que finit par jouer la charité dans cette société traumatisée, et même si Melitone a un bon fond ce que Verdi montre ici est qu'il se comporte comme une espèce de bureaucrate d'une charité figée dans ses procédures. On ne peut pas le couper du contexte général (il serait intéressant de lire la pièce originale pour savoir dans quelle mesure Verdi a remodelé le rôle pour ses besoins).

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  2. Attends impatiemment vos réactions quant à " La femme sans Ombre " donnée à Munich jeudi 21 Novembre car comme vous je dis " vive Munich " ! Je peux vous dire que cette première a été fort applaudie
    ( un triomphe pour K. Petrenko....ce qui ne vous étonnera pas vu les lignes que vous lui avez consacré il y a quelque temps ) Alors à bientôt.Une inquiétude - et je vous rejoins - quant à Domingo et Netrebko que l'on
    aura à Salzburg cet été dans "Le Trouvère "....

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  3. Vous n'aurez pas à attendre longtemps pour ça... j'étais aussi à la première !

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  4. Pascal Gottesmann4/12/13 18:03

    J'ai vu des photos et une vidéo des répétitions de la mise en scène du trouvère Berlinois (Netrebko Domingo) et de son esthétique disons...particulière où Azuscena semble sortir d'un film d'horreur de série B (jusque là c'est une très bonne idée). Mais que Manrico aie un maquillage du meme topo me parait une bien plus critiquable. Et pour couronner le tout, comme le metteur en scène devait se dire que Netrebko était décidément trop belle à son gout, il l'a transformé en une espèce de créature à mi chemin entre la péripatéticienne de bas étage et le chat angora.
    Alors là je m'insurge, que le metteur en scène soit classique ou moderne, il se doit de respecter l'esprit de l'oeuvre et les personnages. Quand Léonora ou Manrico entrent sur scène, qu'ils revetent des costumes classiques espagnols ou des jean basket il faut absolument, sous peine d'handicaper largement la production, que chaque personne de la salle se dise, qu'il est beau/qu'elle est belle, et que j'aimerais me trouver à la place du personnage aimé. Je ne fais pas de l'aphrodisme et je sais que les chanteurs ne répondent pas tous, loin de là, aux canons de beauté mais, par la grace du costume et du maquillage l'illusion peut se faire. Que la mise en scène soit classique ou moderne, le jeu doit paraitre naturel et les sentiments vrais.
    Je soulignerais enfin l'apparente méconnaissance du metteur en scène Philipp Stolz des contraintes du chant lorsqu'au moment de son grand air, il fait évoluer Anna Netrebko comme si elle était en équilibre sur un fil, chose qu'elle réussit et qui force le respect.
    Pour conclure, un metteur en scène, qu'il soit classique ou moderne, doit croire en son oeuvre et faire un spectacle pour elle et non contre comme cela à été malheureusement le cas à Berlin. Le metteur en scène semblait dire en gros, mon allemand est très médiocre, qu'il trouvait le livret ridicule et qu'il avait utilisé l'humour (absolument inexistant) pour tourner l'oeuvre en dérision. Là je pense qu'on touche le fond. S'il n'aime pas le Trouvère, qu'il monte d'autres oeuvres qui ont sa préférence, s'il a de l'humour (et certaines scènes de la vidéo étaient vraiment amusante) qu'il monte des Rossini ou Donizetti bouffes, du Offenbach que sais je encore mais qu'il laisse le pauvre Verdi en paix.
    Voila pour mon petit coup de gueule, je suis ouvert à des visions modernes des oeuvres mais là fallait vraiment pas charrier.

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  5. N'ayant pas vu la production, je ne me prononcerai pas ; ensuite, je nuancerais tout de même ce que vous dites: oui, convaincre le spectateur du poulailler que la femme sur scène est sublime peut être un défi intéressant pour un metteur en scène, mais je n'en ferais pas une obligation...
    Et par ailleurs, j'avoue ne pas être du tout sensible à la beauté d'Anna Netrebko, au contraire. Si on regarde la vidéo viennoise d'Anna Bolena, le contraste entre elle et l'élégance, la délicatesse de Garanca est un peu vertigineux, vocalement comme physiquement (mais je ne préciserai pas mon avis pour ne vexer personne...) !

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