vendredi 14 mars 2014

Gerard Mortier, les amours de l'opéra et du monde d'aujourd'hui

Je n'aime pas les nécrologies, et je n'aime pas en écrire, et j'en ai déjà écrit une récemment (pour Claudio Abbado) ; mais celle, particulièrement imbécile, que l'AFP a diffusée sur le décès de Gerard Mortier (et que liberation.fr, par exemple, a repris sans scrupules), avec toutes ses insinuations de mégalomanie et de je ne sais quoi, me fait un peu réagir, même si je sais bien qu'il est normal que des incompétents écrivent des âneries.
Parce que le caractère de Gerard Mortier, ses qualités humaines ou ses défauts criminels, ça ne nous intéresse pas, aujourd'hui moins encore qu'hier. Dans le monde de l'art, la pesée des âmes ne se fait pas comme sur les retables médiévaux, les péchés dans un des plateaux de la balance, les bonnes actions dans l'autre. En art, seuls comptes les hauts faits, les œuvres essentielles, ce qui restera. Vous avez écrit quantité de belles petites choses sympathiques ? Vous n'existez même pas. Vous avez écrit un chef-d’œuvre, un diamant ? Restez toujours parmi nous.
Gerard Mortier n'a pas tout réussi, dans sa dense carrière. Je me souviens, par exemple, quand il est arrivé à l'Opéra de Paris : toutes ces productions importées, qui avaient peut-être marqué leur public original, mais étaient exsangues sur les scènes de Bastille ou de Garnier (je pense à La Clémence de Titus version Herrmann ou De la maison des morts par Klaus-Michael Grüber, notamment) ; quelques productions choc et toc, comme le Tristan de Bill Viola ou cette Flûte enchantée de La Fura dels Baus, qu'il défendait tant (je n'ai jamais compris pourquoi il tenait tant à La Fura, ces faiseurs, ces commerçants, tout en méprisant Calixto Bieito, qui ne réussit pas tout mais a tout de même une autre profondeur).
Mortier avait sauvé La Monnaie ; il avait sauvé le Festival de Salzbourg, qui était dans un état d'inanité artistique absolument incroyable à la mort de Karajan qui l'avait exploité sans aucun scrupule ; il n'a pas sauvé l'Opéra de Paris qui ne se portait pas si mal, mais à qui il manquait précisément cette flamme qu'il lui a apporté.
Les faiblesses que j'ai relevées ne pèsent rien aujourd'hui, elles n'existent plus. Mortier à l'Opéra de Paris, c'est tellement de grands souvenirs de l'opéra vraiment comme un art total. Le Don Giovanni de Haneke, tétanisant d'intensité ; la sublime scène autour de Zerlina et Masetto, ces petites gens qui font la fête et qui sont les seuls, ici, à trouver du plaisir dans la vie ; la direction sépulcrale de Cambreling ; et une distribution dominée par deux chanteurs incroyables - vous vous souviendrez de Peter Mattei quand vous entendrez l'impitoyable beugleur Schrott dans le rôle titre la saison prochaine.
La Traviata mise en scène par Marthaler, cette danse de mort poignante ; Christine Schäfer aussi peu orthodoxe que possible, mais brûlante, avec cette "petite mort", cette petite flamme qui s'éteint dans le silence ; et puis, pour un directeur d'opéra censé négliger la musique, un certain Jonas Kaufmann en Alfredo...
Parsifal vu par Warlikowski et réinventé dans la fosse, du cœur de la partition, par Hartmut Haenchen, tellement supérieur à Philippe Jordan ou à Thielemann qu'on nous présente comme des chefs wagnériens, quelle blague. Cette manière fascinante de Warlikowski de sembler parcourir à loisir, comme dans un labyrinthe touffu, les espaces de Parsifal, cette liberté d'approche, cette manière de changer constamment de point de vue pour nous amener dans des recoins que nous ne connaissions pas. Et cette fin en guise d'utopie post-fin du monde, cette réconciliation impossible dans un monde remis en ordre.
Et tout Warlikowski, bien sûr, même si certaines productions étaient plus excitantes que d'autres, Warlikowski que Mortier nous a révélés et qui n'est pas près de sortir de notre horizon culturel, un génie théâtral qui n'a pas peur de suivre un chemin personnel pour nous amener à des choses universelles.
Am Anfang, spectacle singulier où la musique de Jörg Widmann et l'installation scénique d'Anselm Kiefer refusaient aussi bien la narration que cette manière de vouloir "traiter un thème", faire une dissertation scénique que tant de créateurs d'aujourd'hui prennent pour justification de leurs spectacles.
Johan Simons, surtout pour Simon Boccanegra, si vilipendé par les ignares. Un spectacle presque immobile, tétanisé par la perte des illusions, la tristesse du pouvoir, les ombres du passé, et cette manière qu'avaient les personnages d'écouter la musique, comme si elle leur parlait d'un monde disparu dans lequel ils voudraient tant encore agir.
Anna Viebrock et Ariane et Barbe-Bleue, fantastique découverte d'une œuvre française qui m'était totalement inconnue ; Viebrock, cette décoratrice de génie, et Cambreling l'avaient génialement dépouillée de tout le clinquant Belle Époque qui la masquait aux yeux du monde contemporain. "D'abord, il faut désobéir, quand l'ordre est absolu et ne s'explique pas"...

Excusez-moi, j'arrête là : il y en aurait bien d'autres, et si on me reproche de trop mettre en avant les metteurs en scène, je citerais volontiers d'autres noms, les chefs, les chanteurs qui ont marqué cette période : Salonen, Donhanyi, Ozawa, Nagano, Minkowski et Cambreling bien meilleur qu'on ne l'a dit, et tant de jeunes chefs de talent que l'orchestre a honteusement snobé, Gardner, Hanus, Netopil et d'autres ; Meier, Denoke, Kaufmann, et toute la cohorte des grands noms du circuit international que j'aime moins mais que le public aime, Villazon même dans ses derniers feux, Urmana, Graham, Netrebko, Dessay toujours là, Westbroek, et tant d'autres...
Voilà ce dont je me souviens, ou du moins une petite partie du tout. Voilà comment l'opéra a gagné son droit d'existence pour le XXIe siècle. Que les idiots qui disent que le "Regietheater" (concept imbécile, utilisé uniquement par l'ennemi, comme "théorie du genre") met en péril l'opéra pensent à l'action de Mortier : au contraire, la mise en scène, qu'on le veuille ou non, a sauvé l'opéra, et les directeurs d'opéra y ont joué un rôle comme aucun autre acteur du monde lyrique. Merci.

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