
Mais au fond, cette nullité confondante n'est encore qu'un problème conjoncturel. Ce qui ne va pas, c'est l'oeuvre. Et, plus largement, la place de Verdi dans le répertoire des maisons d'opéra du monde entier.
Arrêtons-nous un instant sur le Bal masqué. Dites-moi sincèrement: que penseriez-vous d'un film qui se présenterait à vos yeux ébahis avec un scénario aussi niais, aussi mélodramatique, avec des personnages aussi sommaires? - ---- - Et vous auriez bien raison. Mais alors, pourquoi diable l'acceptez-vous à l'opéra, quand il y a, dans les dizaines de milliers d'oeuvres composées depuis la naissance du genre, tant d'oeuvres plus simplement émouvantes, plus ravageusement drôles, plus captivantes et plus enrichissantes ? Et puis cette musique: écoutez donc l'air de Riccardo La rivedrò nell'estasi, écoutez surtout l'accompagnement. Oui, parfaitement: zim-boum zim-boum. C'est à la portée de n'importe quel candidat de Star Academy. Une émotion (supposée) : aussitôt, fortissimo. Le moment où Amelia se prépare à tirer au sort le nom du futur assassin est un sommet.
Mais point d'énervement: la question n'est pas de descendre cette pauvre oeuvrette, qui n'y peut rien, mais de savoir ce qu'elle vient faire, en 2007, sur une scène lyrique. Tout, chez Verdi, n'est pas mauvais: on peut apprécier par exemple Falstaff, Don Carlos, Boccanegra; mais elles ne sont pas les plus souvent jouées, au profit des éternels Aida, Trovatore, et Ballo justement. Loin de moi l'idée d'interdire à quiconque d'aller voir ces oeuvres - après tout, la consommation culturelle est libre, et on peut aussi aller voir Florent Pagny ou Johnny Halliday, avec toutes mes bénédictions. La question est de savoir si l'opéra n'est que de la consommation, ou peut un peu prétendre, parfois, être quelque chose de plus.
On est donc placé devant un dilemne : il faut d'une part bien sûr remplir les salles, ce qui est une condition primaire de la légitimité de la subvention publique à la culture; mais d'un autre côté, cette subvention est là surtout pour faire ce que ne peut pas faire le privé, c'est-à-dire soutenir la création, l'originalité, la prise de risque ; pour le reste, on peut faire comme le Met et fonctionner à égalité avec du mécénat et les recettes propres.
Le problème central ici est l'inertie du répertoire, que les lyricomanes acceptent en bloc au lieu de réfléchir, chaque soir, à la raison d'être de ce qu'on leur présente. Cela renvoie, bien sûr, à des problèmes bien connus, le développement de la consommation culturelle ("culture-Fnac"), la renonciation de la bourgeoisie à toute légitimation par la culture, et la frilosité intellectuelle qui est la marque de notre époque.
Mais au-delà même du cas Verdi, je voudrais en venir à une idée plus générale: aucun compositeur ne mérite d'occuper ainsi les scènes lyriques, de truster 10, 15, 20 % des représentations de telle ou telle institution et du monde lyrique en général. Ni, Verdi, ni (horresco referens) Puccini, ni même Mozart que j'adore. Il ne s'agit pas pour moi de remplacer tel ou tel compositeur que je n'aime pas par mes compositeurs préférés, de Britten à Cavalli, de Janacek à Haendel, des musiciens du XVIIe à la création contemporaine. Il s'agit d'ouvrir les portes et les fenêtres de l'opéra, empêcher qu'il ne s'enferme dans sa petite routine et son petit public (mon Dieu, protégez-nous des fans!), substituer à la sensation délétère du trop familier le plaisir de la découverte, de la curiosité, la fraîcheur de l'inconnu.