mardi 26 janvier 2010

Qu'est-ce qu'un bon orchestre ?

J'ai déjà parlé du classement des meilleurs orchestres du monde publié il y a quelque temps par le magazine anglais Gramophone, classement effectué par sondage auprès de quelques critiques de la presse musicale internationale. On a beaucoup commenté ce classement, à la fois pour le disqualifier (non sans quelques arguments, notamment le fait que certaines bizarreries s'expliquent par le fait qu'on a parfois au moins autant classé leurs directeurs musicaux que les orchestres eux-mêmes) et pour remarquer que certains résultats, finalement, n'étaient pas si idiots : que l'Orchestre Philharmonique de Vienne n'occupe que la troisième place est un juste retour pour son manque d'imagination et sa complaisance ; la victoire nette de l'Orchestre de la Radio Bavaroise (sixième) dans son derby avec le Philharmonique de Munich (l'orchestre de Christian Thielemann, absent des 20 premiers) est aussi justifiée qu'éclatante ; et l'absence totale d'orchestres français des vingt premiers (seuls publiés), si elle est un peu injuste à l'égard de l'Orchestre de l'Opéra, traduit clairement le naufrage artistique du paysage orchestral français ; enfin, on apprécie de voir reconnaître le talent de l'Orchestre du Festival de Budapest. Bon, mais tout cela, je l'ai en partie déjà dit.

Quel critère peut-on trouver pour un tel classement ? Plus largement, pourquoi aime-t-on, au-delà de la qualité individuelle de chaque concert, un orchestre ? Peut-être, en partie, parce que c'est une marque : on aime les Viennois parce que c'est cossu et qu'on voit bien la marque en gros (façon Vuitton ou Lacoste) ; on aime le Concertgebouw parce qu'on est plus malin que les gueux qui aiment les Viennois ; on aime le Mariinsky, parce le lustre impérial fait toujours recette. Et ainsi de suite : on amalgame, chacun selon sa propre recette, les qualités objectives de l'orchestre avec tout un imaginaire lié à la tradition de l'orchestre, à son activité publique, mais aussi à un marketing plus ou moins discret (moins quand l'orchestre ou son chef sont pris en charge par un éditeur de disques), en tout cas beaucoup plus efficace que ce que croient bien des mélomanes.

Tous ces orchestres ont un point commun, même parmi les plus médiocres des grands orchestres, écartés ou non du classement : tous sont composés en grande majorité d'excellents musiciens ; la différence ne vient donc pas de là. Certains ont de très grands chefs à leur tête (Mariss Jansons à Amsterdam et Munich, Ivan Fischer à Budapest, Esa Pekka Salonen à Los Angeles), d'autres des chefs très médiatiques (Valery Gergiev) qui entrent pour une part non négligeable dans la valorisation de l'orchestre par les critiques. Soit. Mais peu importe.

Rideau du Royal Opera House, Covent Garden

Un bon orchestre, pour moi, c'est d'abord une exigence en matière de répertoire. Gloire et respect aux orchestres de second plan qui cherchent à se démarquer en jouant d'obscurs compositeurs romantiques ou en jouant l'éternelle et ô combien ennuyeuse carte de la défense du répertoire français : l'essentiel est ailleurs. Faut-il, comme le Philharmonique de Berlin, aller jusqu'à jouer Rameau ? Pas forcément, si on en juge par le résultat obtenu ; mais la démarche est pour le moins intéressante, à condition qu'elle débouche sur une véritable appropriation du répertoire.
C'est là le cœur du problème : certains pleurent encore les identités nationales perdues des orchestres, dont le son s'est standardisé, mais c'est la rançon nécessaire d'une ouverture inédite sur le monde, où les orchestres cessent d'être modelés par un étroit répertoire dont ils seraient les exclusifs spécialistes. On a reproché à Stéphane Lissner, allié à Daniel Barenboim, de dénaturer la Scala en la privant de ses racines italiennes : quelle sottise ! Comme si un Italien était condamné à Verdi ou à Puccini, comme s'il avait moins besoin qu'un Tchèque ou qu'un Hongrois de Janáček ou de Bartók !
Mais quel grand orchestre se passerait aujourd'hui de jouer de la musique contemporaine ? Quel bon chef, d'ailleurs, se désintéresse du monde de la création ? Si Salonen, Gielen, Rattle, Abbado - ou le si sous-estimé Sylvain Cambreling - sont des chefs de cette qualité, c'est d'abord parce qu'ils ont dans l'oreille un spectre de sonorités que permet seule la musique contemporaine*. A contrario, on voit bien les limites d'un Christian Thielemann ; on parle de répertoire germanique à son propos, mais ce n'est en fait qu'une fraction du répertoire germanique qui l'intéresse vraiment : Schumann, Strauss, Bruckner - pas Mahler, guère Schubert, Mozart parce qu'il le faut bien, et cela donne un orchestre ennuyeux, poussif, d'un sérieux imperturbable qui laisse entrevoir une profondeur qui n'est qu'un trompe-l'œil.

Pas de grand orchestre sans ouverture au répertoire contemporain, donc. Mais pas de grand orchestre sans capacité à s'adapter au style de chaque œuvre. C'est une leçon du baroque, applicable à tout le répertoire : sans mépriser la tradition, entrer dans l'œuvre pour en comprendre le fonctionnement, non pas l'aride dissection musicologique qui ne livre qu'une structure morte, mais la logique des affects, des émotions qui transforme les notes en musique. Un grand orchestre, c'est un orchestre qui sait rendre vivantes, modernes, actuelles même les œuvres les plus rebattues, même la 5e de Beethoven. C'est aussi un orchestre qui sait jouer avec tous les chefs, qui comprend qu'il y a quelque chose à apprendre d'un baroqueux, d'un spécialiste de musique contemporaine, d'un vieux chef, d'un jeune chef, et qu'il est là pour faire naître une vision inédite de l'œuvre et non imposer sa propre vision.

Cette qualité de souplesse est ce qui manque le plus cruellement aux orchestres français ; la récente affaire de l'Orchestre de l'Opéra, refusant de se plier à la vision d'Emmanuelle Haïm (pour l'actuel Idomeneo du Palais Garnier) en est encore l'illustration, après son refus de travailler avec Daniel Harding. Mais qu'importe, quand on peut entendre en une saison tant de grands orchestres internationaux ô combien plus intelligents ?

Photo : Le rideau du Royal Opera House, Covent Garden, Londres

* La perte de Bach, autrefois joué par les orchestres symphoniques, est de ce point de vue une perte considérable. Il est indispensable qu'ils se réapproprient ce répertoire dont la perception a été profondément transformée par la révolution baroque, non pas façon Riccardo Muti (qui peut reprendre le slogan des réactionnaires de la monarchie de Juillet à propos de la Révolution française : "Rien compris, rien appris"), non pas en voulant faire renaître une tradition heureusement perdue, mais au contraire avec le souci de découvrir un continent qui, pour eux, est pour ainsi dire inexploré.

1 commentaire:

  1. Raffaello26/1/10 21:53

    Je souscris sans réserve à l'intégralité de l'article. Et c'est non sans plaisir que je lis les noms de Gielen et de Cambreling – pour qui j'ai la plus grande admiration (sans parler, pour ce dernier, l'éternelle reconnaissance de m'avoir fait découvrir, en tant que spectateur-auditeur, l'univers de l'opéra) au côté de ceux de Salonen, Rattle et Abbado.

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