mercredi 17 mars 2010

A Bastille, l'Or du Rhin carbure au petit suisse

Le petit Suisse, c'est Philippe Jordan : le jeune Helvète, tout frais directeur musical de l'Opéra de Paris, avait fait une impression mitigée lors de son concert d'investiture en début de saison. Pour sa première nouvelle production lyrique, l'impression est différente, mais le bilan est un peu le même, surtout si on oublie un prélude cafouilleux où les cuivres semblent refuser jusqu'à l'idée même de nuances dynamiques : à son crédit, une grande clarté et une mise en place à peu près impeccable (ce qui n'est pas mince, quand on songe à ce qu'avait été le précédent Ring parisien sous Christoph Eschenbach, ou au naufrage de ce même orchestre dans une sinistre Femme sans ombre assassinée par Gustav Kuhn). En échange, Philippe Jordan ne sait pas faire vivre cette musique, engluée dans une littéralité qui fait mourir toute tentative de théâtre : la mollesse du discours est sans doute une conséquence de cette louable volonté de clarté, mais une telle œuvre y perd une bonne partie de sa force - à commencer par sa force théâtrale.

L'Or du Rhin à l'Opéra Bastille (Günter Krämer, Philippe Jordan)
Les Nibelungen face à l'or - oui, c'est pour cette hideuse boule de polystyrène que tout ce petit monde se bat...
La distribution est un peu du même niveau que la direction d'orchestre : là encore, on est bien au-dessus de l'épouvantable pensum du Ring du Châtelet de 2005/2006, mais il n'y a pas grand-chose pour susciter l'enthousiasme. Le Wotan de Falk Struckmann est plutôt une bonne surprise, non que tout coule de source, mais la voix est solide et assez percutante, à défaut d'offrir beaucoup de place à une interprétation très riches (on est prié d'oublier ce que pouvait faire un John Tomlinson dans ce rôle). La déception, en échange, vient des femmes, et notamment de Sophie Koch (Fricka), complètement perdue dans un rôle dont elle ne fait que cracher les consonnes ; quant à Qiu Lin Zhang, elle promène comme au Châtelet son timbre somptueux en toute indifférence au texte, à la musique, à la situation dramatique.
Chez les autres messieurs, ça va un peu mieux : Kim Begley (Loge) et Peter Sidhom (Alberich) manquent résolument de puissance et d'engagement, le premier étant en outre un peu aigre (et tellement mal dirigé), mais les deux géants, Iain Paterson et l'inévitable Günter Groissböck, sont excellents, de même que le Mime très mobile de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke.

Là où les choses se gâtent sérieusement, c'est tout ce qui concerne l'aspect visuel du spectacle.

Nicolas Joel, en fin tacticien, s'est dit qu'il ne pouvait décemment pas proposer pour ce Ring un spectacle aussi poussiéreux que ceux qui déshonorent l'Opéra de Paris depuis le début de la saison. Il a donc décidé de pêcher parmi les metteurs en scène classés Regietheater, mais attention : surtout pas un jeune*, un dynamique, un qui aurait des idées, non, non, on a de la morale, chez ces gens-là ; il a donc pris un vieux routier du Regietheater, un de ces grands noms dont on suppose qu'ils ont fait chavirer le cœur du public dans les années 60 ou 70 et qui ne font que survivre sur leurs succès passés (on connaît des chefs d'orchestre qui font la même chose, mais c'est une autre histoire). Il paraît, à lire les critiques, qu'il y a là une analyse politique de l'opéra : ma première réaction est de me dire que ça paraît un peu une évidence, ma seconde de me demander avec anxiété où donc mes maîtres en critique ont bien pu voir une analyse dans ce fatras.

Le politique, on le voit sans problème : les Dieux rêvent d'une improbable Germania qui serait le Walhall, et les géants surgissent drapeaux rouges à la main - les nains, quant à eux, n'ont apparemment pas le droit à la politique, et on regrette que Loge, le supplétif râleur mais malgré tout à peu près fidèle, ne soit pas affublé du sigle du Nouveau Centre. Le politique est donc affiché, brandi, revendiqué : mais ses éléments ne sont pas mis en rapport, n'entrent pas dans une histoire, dans un parcours. L'opposition entre Dieux nazis et Géants communistes sert à illustrer, à remplir leur première confrontation ; déjà à la seconde, quand les Dieux paient leur lourd tribut, tout ceci est déjà oublié. Ce qui en reste : une surprise très efficace quand des figurants déboulent au parterre de l'Opéra avec leur drapeau, tandis qu'une pluie de tracts rouges envahit bruyamment la salle depuis le plafond ; mais la surprise que provoque l'invasion est moins grande, et surtout moins durable, que l'incrédulité que suscite l'utilisation, en 2010, d'un procédé aussi éculé, aussi creux, aussi artificiel. Les figurants, engagés par dizaines, sont un des plus gros points noirs de ce spectacle qu'ils plombent au lieu de le dynamiser comme l'espérait le metteur en scène - il aurait suffi de supprimer cette figuration pléthorique, et on aurait pu faire l'économie de la massive augmentation des places les moins chères qui est le cadeau empoisonné d'un directeur honni pour sa prochaine saison...

Inutile, je crois, de décrire plus en détail un pensum sans projet, sans idées et tellement loin de tout ce que la mise en scène wagnérienne a offert au public depuis trente ans ; ceux que la mise en scène n'intéresse pas plus que cela n'en sont au moins pas trop gênés, quelques réacs étant même séduits par cette régression paresseuse. On peut se contenter du fait que le spectacle reste relativement vivant et que la direction d'acteurs est correcte, ou qu'en comparaison de quelques niaiseries impitoyables programmées par Nicolas Joel le bilan reste à peu près présentable : maigre consolation qui aurait besoin d'une réalisation musicale un peu plus vive pour se remplumer un peu

*Où "jeune" n'est pas à comprendre strictement en termes d'âge :  Nicolas Joel (né en 1953) est évidemment plus vieux que Gerard Mortier (né en 1943)... Günter Krämer, lui, a 70 ans.

Wagner
L'Or du Rhin
Philippe Jordan Direction musicale
Günter Krämer Mise en scène
Jürgen Bäckmann Décors
Falk Bauer Costumes

Falk Struckmann Wotan
Samuel Youn Donner
Marcel Reijans Froh
Kim Begley Loge
Peter Sidhom Alberich
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Mime
Iain Paterson Fasolt
Günther Groissböck Fafner
Sophie Koch Fricka
Ann Petersen Freia
Qiu Lin Zhang Erda
Caroline Stein Woglinde
Daniela Sindram Wellgunde
Nicole Piccolomini Flosshilde

Orchestre de l’Opéra national de Paris

1 commentaire:

  1. Hahaha sur le titre! :)

    Je pense que pour le Ring --plus que pour une autre oeuvre-- il faut un jeune metteur en scene; quelqu'un qui sait oser; qui ne calcule pas...


    Sinon, je suis evidemment d'accord que c'est du Regietheater fatigue, complaisant...

    Toutefois l'idee de base --d'accrocher le Ring a l'Allemagne de l'epoque de Weimar-- me plait [dommage que Kramer n'a pas voulu fouiller plus profondement; ca aurait pu etre passionnant!] On ignore souvent que c'etait un des moments les plus intenses intellectuellement et culturellement de l'histoire de l'humanite. Meme l'idee de "Germania" s'est promenee frequemment parmi les auteurs reacs de l'epoque.

    Il y avait quoi a faire si Kramer n'avait pas decide de se mettre a l'abri pour plaire a tout le monde...

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