dimanche 8 août 2010

Admirations (9) : Johan Simons

Un orateur attique, Isocrate si mes souvenirs sont bons, voulant faire montre de son habileté oratoire, avait choisi de composer un discours défendant l’indéfendable, et il avait ainsi fait l’éloge d’Hélène, la pas innocente origine de la guerre de Troie. Faire l’éloge de Johan Simons pour des lecteurs français et largement parisiens, c’est un peu le même genre de cause perdue ; et pourtant je ne connais guère d’autres artistes, dans le domaine du spectacle vivant, qui mérite moins la réputation qui lui est faite.

Johan Simons, c’est ce metteur en scène hollandais déjà sexagénaire qui, après avoir été pendant longtemps à la tête de groupes théâtraux de son pays, va prendre la tête du plus contemporain des théâtres de Munich ; pour ce qui concerne la France, il a fait parler de lui surtout à l’occasion des deux mises en scène d’opéra que lui a commandées Gerard Mortier, Simon Boccanegra de Verdi (qui avait bénéficié d’une diffusion en direct sur Arte) et Fidelio de Beethoven. Mais on a pu voir aussi ces dernières années quelques spectacles théâtraux à Paris, un Casimir et Caroline en particulier : venu d’Avignon où il avait fait scandale, il avait reçu une réception tiède à Nanterre où j’avais été le voir, ce qui ne l’a pas empêcher de triompher dans sa version allemande quelques mois plus tard.

Disons-le tout net : s’il y a un problème entre Johan Simons et le public français, c’est bien du côté du public qu’est le problème, pas du côté du metteur en scène. J’ai toujours dit que le public avait des excuses, vu la médiocrité sidérante de ce qui lui est proposé par les institutions indigènes (ai-je déjà dit ici à quel point Les Trois sœurs de Tchékhov montées à la Comédie-Française par Alain Françon, dans une production sensément inspirée de Stanislavski, me paraît – plus qu’un simple ratage – une véritable déroute de la pensée ?).

J’avais vu Boccanegra à la fin de la première série ; j’avais donc pu « bénéficier » avant de le voir des tombereaux d’insultes et de sarcasmes déversés par une bonne partie de la presse et par les forums. Je n’en étais pas sorti enthousiasmé, mais tout même plus qu’interrogatif sur la violence suscitée par un spectacle qui me semblait au minimum digne et intéressant – il est toujours difficile de pénétrer du premier coup dans des univers étrangers.

Hiob d'après Joseph Roth : l'acteur André Jung

L’intuition était bonne : ma curiosité une fois éveillée m’a conduit aux Kammerspiele à Munich, le théâtre qu’il va diriger dès la saison prochaine, pour voir Hiob, adaptation d’un roman de Joseph Roth*. Cette fois, foin de curiosité, d’intuition, d’interrogations : certes, le roman est bouleversant par lui-même, mais l'émotion qui naît de ce spectacle n'est pas qu'un sous-produit de celle du texte. Les moyens de Simons sont tout sauf spectaculaires : une direction d'acteurs réglée avec grand soin, des décors allusifs qui accompagnent l'action sans jamais prétendre empiéter sur elle ou monopoliser l'attention du spectateur. En voyant entrer André Jung qui joue le rôle principal, ce pauvre juif d'Europe de l'Est que les malheurs vont conduire à l'abîme avant que le salut ne vienne au moment le plus imprévu, on se dit qu'on n'a certainement pas envie de passer deux heures avec ce type rébarbatif sous sa grosse toque noire et ses grosses lunettes. Une heure après, un seul regard dans le silence suffit à crucifier le spectateur chaviré.

L'art de Simons est un art d'extrême concentration, un art du silence, un art où le geste compte plus que la parole. Rien d'étonnant donc qu'il puisse glisser sur un public d'opéra, et même sur la frange la plus moderniste de celui-ci : Simons n'est pas de ceux qui proposent de brillantes réinterprétations comme Tcherniakov, ni des virtuoses de la transposition, ni des rois de la scénographie : c'est un artiste de l'empathie, un de ceux qui creusent l'émotion en profondeur, jusqu'au coeur de notre souffrance. Parmi les grands metteurs en scène d'aujourd'hui, c'est peut-être de Marthaler que son art se rapproche le plus, le Marthaler de La Traviata plus que le Marthaler ironique et mélancolique des pièces qu'il monte de A à Z ; mais avec une dimension douloureuse, intense, profondément intime.

Vraiment, chers amis français, à défaut de pouvoir revoir les spectacles dont je viens de parler, je voudrais vous demander deux choses :
1) Particulièrement aux amateurs de mises en scène contemporaines, mais aussi aux autres : suspendez votre jugement jusqu'à ce que vous puissiez revoir une mise en scène de Simons, et si vous n'avez pas apprécié les deux productions parisiennes, oubliez-les pour le moment ;
2) Regardez ce formidable DVD dont j'ai déjà parlé, L'enlèvement au sérail de Mozart mis en scène par Simons à Amsterdam (Opus Arte), où Simons fait naître la comédie la plus drôle et la plus émouvante de cette même intensité, de cette même réduction gestuelle que j'aime dans ses travaux plus tragiques. Et reparlez-moi de Simons quand vous l'aurez vu.

*Un traducteur mal embouché, au lieu de le laisser en français sous son titre original – Job, donc, du nom du personnage biblique – a cru bon de l’affliger d’un titre français déplorable, La pesanteur de la grâce. Le roman n’en reste pas moins une des choses les plus belles que j’aie lu ces dernières années : recommandation très chaleureuse donc, en allemand pour ceux qui peuvent –niveau de langue encore assez accessible.


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