lundi 29 novembre 2010

Trois chanteuses d'aujourd'hui

L’âge d’or du chant ? Mais c’est aujourd’hui, bien sûr, quelle question ! En tout cas pas moins qu'hier, mais sans doute pas plus que demain. Oh, bien sûr, il y en aura pour avoir la nostalgie où le répertoire opératique se limitait au grand répertoire italien de Bellini à Puccini, mais ceux-là passent à côté de tellement de choses ! Et voilà que l’envie me prend de vous parler de trois dames, trois sopranos que j’ai la chance de rencontrer en ce mois de novembre. Aucune des trois n’est une star, mais aucune n’est une inconnue ; je ne prétends pas qu’elles sont les « meilleures » de quelque catégorie que ce soit : ce sont simplement de merveilleuses artistes. Deux d’entre elles ont beaucoup chanté à Paris ces dernières années, la troisième pas assez.
Angela Denoke en Salomé à l'Opéra de Munich : inoubliable

La première est un cas particulier dans le monde lyrique : une carrière d’abord modeste, dans la troupe de bonnes maisons allemandes, avant une reconnaissance internationale venue tardivement. On peine à le croire en la voyant comme en l’entendant, mais Angela Denoke aura 50 ans l'année prochaine, même si cela ne fait pas si longtemps qu'elle a obtenu la reconnaissance qu'elle méritait. Au début du mois, elle prenait à Munich la succession d’Eva-Maria Westbroek dans la Jenůfa un peu trop sage mise en scène par Barbara Frey. Westbroek, c’était l’option tout confort, une voix large et lumineuse, un peu placide, qui donnait envie de s’affaler confortablement dans son fauteuil ; Denoke, elle, vous emmène au cœur des choses, par tous les chemins. Non que la voix soit moins belle, d'ailleurs, si tant est qu'il existe quelque chose comme la beauté d'une voix dans l'absolu ; mais la voix est tendue, concentrée, elle vise juste et, quand il le faut, elle sait faire mal. Tout le dit dans l'opéra de Janacek, mais je ne l'ai jamais autant senti sur scène : ce qui amène la catastrophe, dans cet opéra, ce n'est pas tellement ce qu'on pourrait appeler l'affaire de mœurs, c'est que Jenůfa est de très loin la plus intelligente de ce monde à l'écart du grand monde, ce qui fait d'elle comme une étrangère au milieu des siens, qui ne se rend même pas compte - tant elle est habituée à ce qu'on ne la comprenne pas - à quel point elle s'abaisse avec ce lamentable Steva. C'es souvent le rôle de la mise en scène de nous faire pénétrer ainsi au cœur des personnages, au cœur de ce que seule la musique sait dire ; il arrive parfois, chez des interprètes rares mais précieux, que la moindre inflexion du chant ait cette capacité de révélation, et Angela Denoke est un de ces miracles-là. 
La seconde est sans doute une des chanteuses les plus versatiles du monde lyrique d’aujourd’hui : l’Ange du Saint François de Messiaen, Constance dans L'Enlèvement au sérail, Violetta dans La Traviata, Le Voyage d’Hiver de Schubert, Pli selon pli de  Boulez, Alcina ou Partenope chez Haendel, et quoi encore ? On se dit toujours : elle n’osera pas, elle n’y arrivera pas ; et par les chemins les plus inattendus, les passages les plus périlleux, elle parvient à révéler des abîmes qu'on ne soupçonnait pas. Sa Traviata parisienne manquait sans doute un peu de souplesse italienne dans tel ou tel récitatifs, mais elle révélait la tragédie du personnage, avec une noblesse insoupçonnée, comme personne (il suffit, d'ailleurs de comparer avec une Gheorghiu, où tout est en place, la voix d'or, les bonnes inflexions là où il faut, avec la force de conviction d'un élève qui lit le texte en mettant le ton), et avec un génie théâtral sans égal. C'est un cas intéressant, cette Schäfer : comme la ligne de partage entre les purs lyricomanes (qui la détestent) et les mélomanes pour qui le beau chant ne suffit pas...
Enfin Juliane Banse, la plus jeune des trois, et la moins exposée médiatiquement : j'ai eu le plaisir d'entendre un Liederabend récent, qui m'a donné l'occasion d'explorer la banlieue de Munich pour aller à une charmante salle de concert idéale pour la musique de chambre et - donc - le Lied, dans la petite ville de Gauting qui mène une politique culturelle dont certaines villes de plus grande taille devraient s'inspirer. Le programme, pourtant, n'était sans doute pas celui que j'aurais choisi si j'avais eu le choix : Liszt, Loewe et le très conservateur Joseph Marx qui photocopie les Lieder de Wolf, face au très beau On this Island de Britten, c'était un défi pour moi. Pour les Lieder de Liszt, à vrai dire, je savais bien que mes préventions étaient infondées, et ce concert, je crois, les a définitivement effacées : la comparaison entre les versions Loewe et Liszt du célèbre poème de Goethe Über alle Gipfel (mis en musique également par Schubert) était vraiment sans appel. Mais Juliane Banse a le sens du texte, et son timbre qui pourrait paraître banal mais n'en dissimule que mieux sa personnalité a cette capacité de faire passer les mots et les émotions qui fait les grandes chanteuses de Lied, comme peu de chanteuses aujourd'hui. Non que Juliane Banse, du reste, s'interdise l'opéra, de la gardeuse d'oies du Königskinder de Humperdinck (un CD était prévu...) à Genoveva de Schumann (DVD enregistré à l'Opéra de Zurich, indispensable !) en passant, ces temps-ci, par Cardillac de Hindemith à l'Opéra de Vienne, son chemin lyrique est imprévisible et ne passe pas par les autoroutes du répertoire. Et, malheureusement, pas par la France non plus...

Autrefois, aux premiers temps des forums lyriques, quand on avait le malheur de faire l’éloge d’une chanteuse intelligente, il y avait toujours quelqu’un pour vous répondre qu’on savait bien ce que ça voulait dire : une chanteuse sans voix, qui devait bien trouver un moyen pour attirer l’attention – les jolies filles, c’est bien connu, peuvent se passer d’être intelligentes – en d’autres termes, une imposture. Je crois que ces trois dames, tout en incarnant bien ce qu'est devenu le monde du chant aujourd'hui, après la disparition bienvenue des monstres sacrés, montrent à quel point l'intelligence peut être au service de la beauté.


Aussi étrange que cela puisse paraître, il semblerait qu'Angela Denoke n'ait pas de site personnel, contrairement à ses deux collègues Christine Schäfer et Juliane Banse. En ce qui concerne les disques, il n'est pas forcément utile de faire la liste de tous les enregistrements que ces dames ont réalisés. Christine Schäfer a une discographie particulièrement abondante : plutôt que la discographie Deutsche Grammophon qui est bien connue, je signalerai particulièrement son enregistrement imprévu et passionnant du Voyage d'hiver, entièrement produit et conçu par elle (chez Onyx). Angela Denoke est moins bien traitée, et c'est plutôt en DVD qu'il va falloir la chercher, par exemple dans un acte I de la Walkyrie inoubliable au sein du célèbre Ring de Stuttgart. Quant à Juliane Banse, je citerai volontiers pour les amateurs de musique contemporaine la superbe (mais ardue) Schneewittchen de Heinz Holliger chez ECM, et pour tous les adaptations de Lieder pour quatuor à cordes et soprano réalisées par Aribert Reimann (Mendelssohn, Schubert, Schumann, Brahms) chez Tudor : c'est sublime, et l'apport du quatuor à cordes inoubliable (Christine Schäfer a d'ailleurs aussi chanté et en partie enregistré ces adaptations, les grands esprits se rencontrent).

1 commentaire:

  1. Merci, Rameau. Il est quand même dommage que ni la Violetta de La traviata de Schäfer ni la Marie de Wozzeck de Denocke réalisés à Paris n'aient fait l'objet d'une publication DVD! On aurait tenu là des prestations exemplaires, sinon dites de référence.

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