vendredi 4 février 2011

Ça phosphore au Ministère de la culture

Eh oui, je l'avoue, je ne suis pas toujours à la pointe de l'actualité. C'est donc seulement très récemment que j'ai pris connaissance de deux mirifiques rapports qui vont enfin créer dans notre pays les conditions d'une démocratie culturelle universelle, le paradis est proche. Comme le week-end approche et que les occasions de s'amuser un peu sont toujours trop rares, je vous propose de découvrir aujourd'hui le premier de ces deux rapports. L'autre, vous le verrez ultérieurement, est moins grotesque dans la forme, mais il est pour cela même plus inquiétant.

Elise Longuet (2e en partant de la gauche) aux côtés du prolétariat (Bernard Accoyer, président de l'Assemblée Nationale)

Ce premier rapport est signé par Élise Longuet, responsables des relations extérieures de Fimalac et administratrice de la fondation Culture et diversité. Et aussi fille de Gérard Longuet, ex-beaucoup de choses (ministre, président du Conseil Régional de Lorraine où il n'a laissé que de bons souvenirs, au point de le faire renoncer à solliciter les électeurs et se cacher au Sénat), auteur récemment d'une phrase célèbre où il préférait pour un poste public un membre du "corps traditionnel français" (!!!) plutôt que, pour le dire sans fard, un Arabe - c'est sans doute pour se racheter que sa fille dirige donc cette fondation Culture et diversité - relisez bien, Culture et diversité ! -, laquelle est le type même de la fondation-prétexte dont le but n'est que de voler le plus d'impôt possible à l'État en faisant de la pub à la maison et en offrant des loisirs sélects (et défiscalisés) aux cadres supérieurs de cette entreprise, Fimalac.
Fimalac qui est elle-même une de ces sociétés financières qu'on a toujours détesté sans savoir pourquoi, et que, crise financière oblige, on déteste maintenant en connaissance de cause, et d'autant plus dans ce cas précis que Fimalac est la maison-mère de l'une de ces funestes agences de rating, Fitch, qui ont joué un si grand rôle dans les développements de ces derniers mois. Bref, excusez-moi, venons-en au rapport.
Eh bien, ce n'est pas surprenant : vous vous souvenez du célèbre rapport de Xavière Tibéri sur la Francophonie (quelques détails ici sinon) ? Eh bien, depuis 1994, les correcteurs d'orthographe ont beaucoup progressé, mais le niveau du fond n'est pas tellement supérieur.
Le jeu, évidemment, réclame qu'on pose un constat calamiteux au départ : quelques morceaux choisis, pour que vous jugiez (mes commentaires en italique) :
Dès l'introduction : des évolutions de fond, au-delà de la révolution numérique, reflètent la disparition des pratiques traditionnelles comme la lecture ou la musique classique. Voilà donc ce qu'on écrit aujourd'hui dans un rapport commandé (et, j'imagine*, payé) par le ministère de la Culture. Voilà le niveau d'analyse, type café du Commerce, sur lequel s'appuie tout le rapport.
Il convient aussi de favoriser la circulation sur tout le territoire d’œuvres emblématiques des musées français sur des critères non pas seulement de coopération scientifique entre musées mais aussi sur des critères territoriaux et sociaux. Car bien sûr, seuls les musées parisiens ont de telles œuvres, et il va falloir aller évangéliser les campagnes reculées (visitez un musée de province de temps en temps, Mlle Longuet !). Elle semble aussi ignorer que si on n'envoie pas des œuvres se balader par monts et par vaux, c'est d'une part parce que tout transport même soigné abîme les œuvres et coûte facilement des milliers d'euros. Et le mépris ainsi affiché pour le travail scientifique des musées est bien caractéristique d'une vision spectacles et paillettes de la culture...
Prenez-vous ça dans les dents, les jeunes : Les pratiques culturelles des jeunes relèvent souvent d’une culture populaire que les jeunes eux-mêmes excluent parfois du champ de la culture légitime. Bien sûr, et les vieux rockers sur le retour, les mamies amoureuses de Claude François, les octogénaires friandes de magazines people et de starlettes qu'elles ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam, ça n'existe pas, peut-être ? Bon, on sait que les jeunes d'aujourd'hui, c'est plus ce que c'était, mais vraiment, il faut le dire aussi : les vieux d'aujourd'hui non plus.
Il n’existe pas en France d’encyclopédie culturelle démocratique de référence, qui permette, sur n’importe quel sujet ou enjeu culturel, de disposer d’une information accessible (lisible, hiérarchisée, attrayante) qui puisse être comme une porte d’entrée à une information plus précise délivrée ailleurs (seul wikipedia –avec un problème de fiabilité- semble aujourd’hui assurer ce rôle auprès du grand public). Voilà, c'est une bonne idée : à l'Etat de dire le vrai du faux, définissons un savoir officiel et patenté, excellente idée (j'aime ce moment qui arrive toujours où les ultralibéraux chantres de la libre entreprise en vient à implorer l'Etat de venir à son secours). Mlle Longuet ne sait sans doute pas que bien des articles de Wikipedia sont meilleurs que ceux des encyclopédies traditionnelles et payantes...

Une partie importante du rapport est consacrée à la place du mécénat dans la démocratisation culturelle : quand on sait à quel point la grande majorité des sommes du mécénat, défiscalisées, partent en direction des grandes institutions parisiennes et elles seules, ça paraît une blague. Mais la finalité du rapport, avec les dernières propositions bien mises en évidence (quand on finit un rapport, il est bien naturel qu'on ait déjà oublié le début), est bien celle-là : demander de nouvelles réductions d'impôt pour des actions de mécénat vaguement labellisées "Culture pour chacun".
L'idée géniale de Mademoiselle est de coller dans la main des populations éloignées à la culture (par quel biais ?) des cartes culture et des chèques culture, apparemment sur le modèle des tickets restaurants, mais sans aucune prévision sérieuse de financement, sans réflexion sur la manière dont elles s'intègrent dans les offres culturelles des institutions culturelles. L'idée géniale, c'est que ce type de support (je ne sais pourquoi, elle enfonce systématiquement le chèque au profit de la carte...) doit contribuer à diffuser et populariser ces outils auprès des populations éloignées de la culture afin de les banaliser, et de banaliser, en même temps « l’idée » de culture (non, en effet, personne n'avait pensé jusqu'alors que les populations défavorisées n'avaient besoin que de ça pour franchir la porte d'un musée ou d'un opéra (qui, à votre avis, offrira des chèques cadeaux à qui ?) - quelques-uns ont par contre parfois pensé que le problème des populations défavorisées et privées de l'accès à la culture, c'était avant tout qu'elles étaient défavorisées et que, comme dit Wozzeck, "Si j'étais un Monsieur avec une montre et une anglaise et un monocle, et si je savais parler comme il faut, alors là, oui, je serais bien vertueux").
On a aussi un couplet sur l'indispensable numérisation du patrimoine, qui est certes utile, mais qui est socialement au moins autant discriminante que les musées ou les opéras - il ne suffit pas que les choses soient libres et gratuites pour que les fameuses populations en difficulté s'y ruent en masse.
Constat : Les jeunes et les habitants des banlieues ne se reconnaissent pas dans l’histoire culturelle et l’héritage collectif « officiels ». Ils se sentent étrangers à des célébrations qui ne les concernent pas. Moi de même, figurez-vous, mais il est vrai que je suis encore à peu près jeune.
L’idée serait d’ouvrir le programme des célébrations nationales à des faits multiculturels qui ne relèveraient pas forcément de l’histoire culturelle officielle. Il s’agirait également d’ouvrir ce programme aux anniversaires d’événements appartenant à une histoire plus récente, ou apparemment plus populaire comme la création du SLAM ou du gangsta rap. Ça, c'est le cœur de la rhétorique officielle de la "culture pour chacun" : le gangsta rap pour Mantes-la-Jolie, l'opéra pour Versailles. Les jeunes aiment tous le gangsta rap. Tous. Ça me fait penser à cet autocollant des cathos traditionalistes il y a quelques années : "Très saint père, les jeunes veulent la messe de saint Pie V". Les jeunes, si nous résumons, veulent donc ET la messe de saint Pie V ET le gangsta rap. On ne peut pas dire qu'ils n'ont pas le cœur large.
Voici le texte du rapport :  ça fait 93 pages, mais à force de répéter 3 fois la moindre table des matières du moindre sous-chapitre, la pagination va vite. Pas écolo, notre Élise !

*J'ai demandé, poliment (mais si), à la fondation en question si Mlle Longuet a été rémunérée pour ce rapport. Comme on pouvait s'y attendre, pas de réponse...

PS (1er mars) : en écrivant ce billet, je n'aurais pas imaginé que l'épouvantail Longuet, battu lors de ses dernières élections (régionales en Lorraine 2004) avec 22 % au premier tour et 34 au second, reviendrait si vite sur le devant de la scène. J'espère qu'un journaliste courageux s'attaquera à ce dossier du rapport de Mademoiselle, bien sûr dans le but de démontrer la totale impartialité de ce choix !

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