Et pourtant... malgré cet a priori plus que favorable, une belle surprise nous attendait...
La Poupée et le Livre (ici Marie Varlet, que je n'ai pas pu voir) |
La belle surprise, ce n'était certes pas le lever de rideau : Dessins pour six de John Taras, créé en 1948, n'est qu'une sous-production balanchinienne, d'autant plus mal venue en ce samedi 9 avril que les 6 solistes du ballet ont particulièrement peiné, la grosse chute de l'une des danseuses, vraiment pas très compréhensible à ce niveau (supposé), n'étant que le symptôme le plus visible de ces difficultés.
Non, cette divine surprise venait bien de Coppélia : non seulement le 3e acte, qui voit la réconciliation des deux amoureux, avait été restitué*, mais l'ensemble de la chorégraphie avait été revu, et, dût mon affection pour le DVD de 2001 en souffrir, considérablement améliorée. On avait déjà une comédie efficace, rythmée, avec des personnages bien dessinés, et surtout avec dans les replis de la comédie des perspectives intellectuelles, philosophiques, suffisantes pour faire admettre au philosophe le plus sérieux que le ballet, contrairement à ce qu'ont tenté de faire croire des générations de ballettomanes et de danseurs amateurs, ce n'est pas nécessairement un amusement pour décérébrés.
Eh bien, cette nouvelle version, qui ne sera certainement pas filmée, c'est exactement la même chose, mais en beaucoup mieux. Prenons la scène qui est le coeur intellectuel et chorégraphique de la pièce, cette scène du IIe acte où Swanilda, ayant pris la place de la poupée Coppélia, feint de remplir enfin les espérances que le savant fou (ou pas fou) Coppélius avait placé en elle : la manière dont la (fausse) poupée s'anime tisse ses fils en profondeur dans la civilisation occidentale, de Pygmalion aux robots d'aujourd'hui. J'ai particulièrement apprécié le soin placé dans la gradation de cet éveil, qui n'est pas seulement la conquête progressive de la liberté de mouvement : avec l'humanisation progressive vient la conscience, c'est-à-dire la morale. Un autre moment essentiel est celui où la poupée piétine le Livre, le grimoire où Coppélius a trouvé le sortilège permettant de transférer l'âme de l'innocent Franz à la poupée : "Ceci tuera cela", disait Victor Hugo (ceci étant l'imprimerie, cela la religion incarnée par la cathédrale), et de même ici : le robot tuera la civilisation (c'est ce qu'on verra...).
Un autre complexe particulièrement intéressant tourne autour du personnage de Coppélius : à un moment du premier acte, on entend du bruit en provenance de son atelier (où il forge, donc, la poupée), et tout s'arrête pour comprendre ce qui se passe dans cette maison mystérieuse. Cette scène reprend de façon frappante l'une des premières scènes de l'opéra La Juive de Jacques-Fromental Halévy, créé en 1835 (Coppélia datant de 1870), où de la même façon l'attention générale est attirée par les bruits également métalliques sortant de la maison de l'orfèvre juif Eléazar, qui profane ainsi le jour saint du début du concile de Constance. Même si la version Lacotte gomme soigneusement cet aspect, il est évident que Coppélius est juif et que les moqueries dont il est l'objet, la méfiance qui l'entoure, la persécution dont il est victime en sont la conséquence très directe - ce qu'a d'ailleurs fort bien exploité la Coppélia remarquable de Maguy Marin (1993), dont je conseille vivement la version filmée disponible en DVD, où l'action est transposée dans une banlieue contemporaine. Dès lors, nous autres gens du début du XXIe siècle ne pouvons que penser aussi, en voyant ce ballet, à une variation sur le mythe du Golem - c'est certainement anachronique par rapport au milieu intellectuel du monde de la danse à la fin du Second empire, mais le travail des mythes n'a pas à suivre la chronologie !
On me dira peut-être que Coppélia, au fond, n'est quand même qu'une gentille comédie parfaite pour les enfants : sans doute, sans doute, mais si la comédie était par essence moins profonde que la tragédie, si s'armer de grandes infrastructures théoriques façon Wayne McGregor était le meilleur moyen d'arriver au fond des choses, mes amis, ça se saurait... Il faut en particulier souligner à quel point cette version est intellectuellement supérieure à la pauvre réinvention qu'en a faite Patrice Bart, qui a connu (j'espère) son ultime représentation à la fin du mois de mars dernier : à mille lieues d'un génie comme Mats Ek réinventant Giselle ou Le lac des Cygnes, Bart avait réalisé l'exploit de tuer la profondeur en même temps que la comédie. Bon débarras !
Coppélia n'est d'ailleurs tellement pas qu'un ballet pour les enfants que les petits de l'École de danse, en tout cas pour la représentation du 9 avril à laquelle j'ai assisté, étaient largement dépassés, à l'exception sans doute d'un Franz dynamique et d'un Coppélius bon acteur de caractère : ni les ensembles, ni les autres solistes ne sont parvenus vraiment à la hauteur de la pièce. Il faut donc appeler à un retour de ce véritable chef-d'œuvre du ballet français, bien plus intéressant qu'une Paquita désespérément sans double fond, au répertoire du Ballet de l'Opéra lui-même, pour donner l'occasion aux danseurs de se confronter avec cette pièce passionnante, et pour permettre au plus grand nombre de la découvrir.
*Il figurait dans la reconstitution de Lacotte, je crois, mais n'avait pas été remonté en 2001.
(9 avril, non?)
RépondreSupprimerAvis intéressant, jolie vision de ce ballet, pleine d'originalité et de finesse.
Cependant, dommage que vous n'ayiez pas apprécié le travail des élèves (est-ce de leur faute si on leur demande de danser quelque chose de trop difficile pour eux?) ...
Je partage également votre coup de coeur pour ce Frantz du 9 avril !
L'erreur de date est corrigée !
RépondreSupprimerOui, désolé, je n'ai vraiment pas trouvé l'École de danse à son meilleur niveau, même si je comprends parfaitement que les faiblesses constatées (notamment dans le pas de deux du 3e acte) sont en partie le fait de la fatigue de ce (pour eux, pas pour nous !) trop long ballet...
J'espère quoi qu'il en soit revoir au plus vite cette version, par les petits ou par les grands !
Cher Rameau,
RépondreSupprimerje suis juste impressionné par les lumineuses pensées sur la judéité de Coppélius, et 1984 avant l heure
Pour ma part, je suis surtout reconnaissant à Maguy Marin de m'en avoir fait prendre conscience !
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