Un bon blogueur est avant tout quelqu’un de réactif : vous l’avez constaté, ce n’est pas ma qualité première. Il m’a fallu une bonne semaine pour parvenir à écrire trois lignes (enfin, façon de parler) sur la belle Coppélia présentée par l’École de danse de l’Opéra de Paris, il m’aura fallu trois semaines pour parler à mon tour d’un article dont on parle (un peu), celui du rédacteur en chef d’Arte Live Web Alexandre Lenot, pompeusement intitulé La musique classique, c’est vraiment fantastique, qui entend démonter les clichés qui pèsent, selon lui, sur la musique classique. On n’est pas déçu du résultat (quand on voit ce que devient Arte Live Web, avec cette déferlante d'électro-pop-jenesaisquoi pour bobos, on n’est à vrai dire pas très surpris).
Il y a bien entendu pas mal de choses justes à défaut d’être originales, et même quelques remarques bien vues, sur le conservatisme à base de jeunisme fossilisé d’une bonne partie du monde du rock, sur l’inanité du supposé conformisme prescriptif en direction de la musique classique (quand tous les médias du monde vous assènent au contraire les mérites des produits standardisés de la défaillante industrie musicale).
Mais il faut en échange subir un flot de sottises pavées de bonnes intentions : c’est ainsi que « la Symphonie N° 5 de Beethoven, c’est aussi immédiat, directement compréhensible et renversant que n’importe quel riff de guitare de Keith Richards » – l’adagio du quatuor op. 132 du même Beethoven, pour être assez nettement moins immédiat, en est-il moins génial ? L’auteur rappelle qu’il a travaillé pour un site Internet « qui tente de renouveler les façons de parler de la musique (…) en se faisant l’apôtre d’une écriture personnelle et décomplexée, débarrassée des diktats des savoirs, juste attachée à la sensation et à la défense de l’idée » – les autres sont tous des automates complexés qui veulent imposer leur savoir et ne sont pas fichus de parler de leurs sensations personnelles. Et l’auteur emploie bien de l’énergie pour tenter de démontrer que l’ouverture de Fidelio (pourquoi elle ?) n’a rien à envier question puissance à Daft Punk, que Sibelius, loin d’être un « contemplatif chiant », « n’est pas moins fascinant que les Canadiens de Godspeed You Black Emperor, et on pourrait même considérer qu’il partage avec eux une certaine esthétique » (définis « esthétique », mon petit), que « les Écossais des Mogway ou l’électronique de Boards of Canada demandent eux autant de patient que, au hasard, Stravinsky » (si tu n’aimes pas Stravinsky, mon petit, écoute autre chose). Les interprètes classiques ne sont pas des gens rigolos, mais heureusement qu’il y a des jeunes qui bougent pour rattraper le coup (Harding ou Dudamel sauvent la mise à ces vieux ronchons de Boulez* ou Paavo Järvi). Autrement dit, et c’est je crois le vrai cœur de cet article, la musique classique a besoin de se justifier (devant quelles accusations ?), et cette justification ne peut se faire qu’en démontrant qu’après tout, elle n’est pas plus mal que les productions de la variété d’hier et d’aujourd’hui.
Comme cet article n’est pas sans m’agacer quelque peu, je vais me faire le plaisir de reconstruire avec le plus grand soin quelques-uns des préjugés que ce Monsieur a tenté si gentiment de détruire.
Le classique, il faut s’y connaître
Pour paraître s’y connaître un peu dans une de ces micro-niches que produit l’industrie musicale, il suffit de connaître quelques dizaines de disques, quelques centaines de chansons, quelques dizaines d’heures de musique. En musique classique, le cœur du cœur de répertoire, la cinquantaine d’opéras principaux, quelques dizaines de concertos et de symphonies, les sommets de la musique de chambre, on va très vite compter en centaines d’heures de musique que le mélomane moyen connaît à peu près par cœur.
Et puis comment choisir votre concert, vos disques ? Parce qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres, il y a encore cette histoire d’interprétation : il ne suffit pas de vouloir écouter telle ou telle œuvre, encore faut-il savoir par qui ; ce n’est pas qu’une question de spécialistes (il faut même les fuir, ces spécialistes qui dissertent sur les mérites respectifs de la 3e symphonie de Beethoven par Furtwängler lors des concerts du 3 mars 1953, du 2 mai 1954 ou du 3 janvier 1942 – le principe est que pour eux le meilleur est toujours celui qui crachote le plus), parce que l’œuvre qui vous transportera par X vous ennuiera par Y, même si vous ne connaissez rien à rien, et il faut évidemment bien se garder d’en accuser le compositeur. Oui, c’est un peu compliqué, mais on a le temps, on finit toujours par se débrouiller.
Le concert classique, c’est tout un rite
Oui, mais c’est un rite au fond très simple : tu prends ta place, tu arrêtes de te tortiller sur ton siège, de fouiller dans ton sac et de triturer ton programme, et surtout, s’il te plaît, tu la fermes ; et si tu ne sais pas quand applaudir, tu attends de voir ce qui se passe autour de toi, ce qui compte, c’est que tu écoutes, les applaudissements ça ne sert à rien. Vous aurez constaté, au passage, que ce rite n’est que partiellement un rite social : on sait parfaitement que ce ne sont pas les plus riches et les plus considérés qui sont les plus sages. N’hésitez pas à taper.
La musique classique, c’est pour les vieux
Oui, parfaitement. Pas que pour les vieux, certes, mais aussi pour les vieux. Ce qui change pas mal de bien des directions de l’industrie musicale qui, quand elles ne sont pas explicitement dirigées vers les adolescentes prépubères, considèrent que le 3e âge commence à 35 ans. Il y a plus de moins de 30 ans dans les concerts classiques que de plus de 50 à des concerts de rap. Si vous cherchez une musique qui transcende les générations, allez donc plutôt voir du côté du classique : on m’assène tellement que le public classique est vieillissant sinon moribond que j’en suis presque à chaque concert à m’ébahir du nombre de jeunes dans le public, par exemple lors du week-end de musique de chambre autour des solistes du Philharmonique de Berlin à Pleyel les 19 et 20 mars. Tiens, il y a même des jolies filles.
Le classique, ça ne bouge pas assez
C’est vrai qu’on peut se dire ça quand on assiste à un concert de la 3e symphonie de Mahler ou aux opéras de Wagner. Oui, on doit rester assis des heures, sans la moindre pause, devant un spectacle, qui, je l’admets volontiers, n’est souvent pas très… euh… spectaculaire. Oui, au concert classique il ne se passe pas grand-chose en apparence. Peut-être parce qu’on n’éprouve pas le besoin de fixer l’attention des spectateurs par des clowneries, peut-être parce qu’on considère que la musique est suffisamment forte pour fixer par elle-même cette attention (et je trouve que considérer la musique classique, et le concert en particulier, comme une école de l’attention, ce ne serait pas lui faire un trop médiocre compliment).
Le classique, c’est pas glamour
Dans beaucoup de segments de la musique classique, j’en frémis encore, les musiciens ne sont pas sélectionnés sur des critères physiques, et certains osent même être vieux. Si pour comble de malheur beaucoup de musiciens classiques ne sont pas très expressifs, c’est peut-être parce qu’ils estiment que leur art établit une communication suffisante, d’une nature un peu moins spectaculaire, mais peut-être plus intense. Ça ne marche pas toujours, mais c’est toujours très frappant de voir la manière dont un pianiste aussi renfrogné que Grigory Sokolov est capable de déclencher des ovations.
Donc non, désolé, pas cool le classique. Des pièces souvent longues, des musiciens qui ont autre chose à faire que de jouer les clowns, des exigences comportementales sans pareil : ce n'est peut-être pas cool, mais je crois que c'est toujours actuel et indispensable, comme école de concentration et de silence, comme apprentissage de l'altérité (à force de naviguer entre les siècles - c'est plus dépaysant que toute la soi-disant world music si formatée) et de la complexité (ce n'est pas une insulte), et aussi comme une forme unique d'expérience collective. Pas si mal.
*Lequel, au passage, ne bougonne pas, en tout cas pas de façon audible, contrairement à l’exceptionnel Mariss Jansons ou à René Jacobs, par exemple.
jeudi 21 avril 2011
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Héhéhé ! Il y a beaucoup de points sur lesquels je suis d'accord avec toi. D'autres qui m'ont bien fait rire - tu es en forme !
RépondreSupprimer(je fustigerais moins violemment que toi A. Lenot, dont l'article part d'excellentes intentions et qui dit un certain nombre de choses dans lesquels je me reconnais. L'article n'a en plus pas vocation à être lu par de gens comme toi, mais par un public nageant avec allégresse dans d'autres sphères musicales, avec d'autres références)
Cependant (en faisant court et approximatif, hein, pas le temps de peaufiner, j'ai des fichiers xls qui m'attendent)
-"Le classique, il faut s’y connaître" : je ne suis pas complètement tout à fait d'accord. J'ai envie de dire qu'on peut prendre beaucoup de plaisir même en ne s'y connaissant pas. Typiquement, en choisissant des concerts au pif, on ressent les joies de la découverte (typiquement, c'est la phase dans laquelle je me trouve). Petit à petit, écouter des concerts/enregistrements permet d'affiner un peu l'écoute (l'oreille, ça s'entraîne, n'est-ce-pas) et de trouver ce qui nous plaît particulièrement.
le COE ! Le COE ! Le COE !
- Le classique, c’est pas glamour
Ça ne devrait pas l'être. Ça n'a effectivement même pas besoin de l'être. Par contre, quand je vois que de plus en plus de programmateurs imposent des solistes débiles (mais beaux garçons et jeunes) à de très très grands chefs - hollandais et octagénaires, par exemple, je suis assez déçue ! (S'il faut faire des sous de temps en temps, je comprends, mais pas aux frais de mon Bébert adoré)
Ouf, merci !
RépondreSupprimerEn voyant apparaître cet effrayant pensum d'ayatollah cultureux, je me demandais si quelqu'un allait finir par réagir, je vois que tout n'est pas encore perdu...