jeudi 19 mai 2011

Wozzeck ou l'art de la critique

Merci à la Staatsoper de Berlin qui a choisi d'illustrer la page sur sa récente nouvelle production de Wozzeck de Berg (dans une mise en scène d'Andrea Breth que j'ai diablement envie de découvrir) par deux des critiques parues en 1925 lors de la création de l’œuvre par cette même institution dans sa maison-mère Unter den Linden (cette même maison qui est aussi à l'origine d'une autre mise en scène extraordinaire de l’œuvre, celle de Patrice Chéreau il y a vingt ans - DVD indispensable). L'une est l’œuvre d'un des grands musicologues allemands du XXe siècle, Hans Heinz Stuckenschmidt (on n'a pas dit que les musicologues allemands avaient des noms glamour) : comme il est l'auteur de nombreux livres traduits en français, on me pardonnera de ne pas la traduire ici, d'autant qu'étant pertinente elle n'est pas drôle.
La seconde est l’œuvre d'un certain Paul Zschorlich pour un journal dont le nom seul, Deutsche Zeitung (Journal Allemand), est dans cette période centrale de la République de Weimar tout un programme politique. Le ton est un peu différent de celle de son collègue. Comme je trouve ce texte fantastique, je vous le traduis en entier. Ouvrez grand les mirettes.
Journée de combat hier à la Staatsoper. On annonçait l'attaque frontale des atonaux contre l'honorable forteresse musicale Unter den Linden. La maison Universal-Edition avait déclaré la guerre sainte et mobilisé partout jusqu'aux chambres de bonne. Le "Général" Kleiber commandait la bataille.

Il ne l'a pas perdue. On avait pourtant songé à soutenir ses ambitions par la manière forte. La clique de Kleiber a réussi à garder la main sur des sifflets qui n'étaient en aucune façon organisés et n'exprimait qu'une authentique indignation. Après le premier acte, les applaudissements furent très mous et indécis. Après le second, des groupes compacts essayèrent de conquérir le succès par la contrainte et on en vint aux sempiternelles scènes qui sont devenues inséparables des premières de la Staatsoper sous la direction de Monsieur Kleiber. Car des violents sifflets, et quelques huées, se firent entendre dans la maison. Le compositeur vint sur scène, le chef également. Après le dernier acte, le compositeur, confiant dans les instincts de la masse, vint saluer en tenant l'enfant qui jouait dans le spectacle par la main. Quelle émotion ! Mais disons la vérité : il conquit ainsi un succès apparent, put paraître à plusieurs reprises et put rentrer chez lui avec la certitude de s'être imposé. Certitude bien trompeuse ! On le verra dès les prochaines représentations.
La musique d'Alban Berg est véritablement horrible. De l'édifice harmonique édifié depuis des siècles, il n'est pas resté une pierre debout. La saleté et l'irresponsabilité de la polyphonie bat même le record du monde établi par Schoenberg. Qui y cherche de la mélofie, de l'âme, de l'expression, des formes et des lois se rend ridicule et est pris pour un demeuré. L'orchestre couine, mugit, grogne et rote. Monsieur Kleiber se sent le maître et protecteur d'une bestialité qu'on essaie à force de boniments d'imposer au public comme du génie. Grâce à sa forte rusticité et sa maîtrise routinière inhabituelle, il parvient à mettre sur pieds une exécution parfaite sur le plan technique avec des interprètes qui se sont sacrifiés, de manière désintéressée et pourtant inutile, au cours de mois et de mois de répétitions, pour cette œuvre d'une indicible difficulté. On ne peut pas vraiment parler d'une performance véritablement créatrice, ni pour le créateur du rôle-titre, M. Leo Schützendorf, ni pour Siegrid Johanson qu'on a spécialement fait venir pour le rôle de Marie, sans parler des autres marionettes de la pièce de Georg Büchner. Dans les quinze scènes, qui se déroulent presque uniquement dans l'obscurité ou dans la pénombre, les interprètes n'ont qu'à débiter de courtes répliques, des incises qui excluent par principe le déploiement d'un talent d'acteur. Quelques explosions de violence, dont la scène bestiale du tambour-major (M. Soot) contre le soldat Wozzeck à la fin du 2e acte (il rosse son inférieur sans armes sous l'emprise de l'alcool) est la plus dégoûtante, ne réussissent pas à changer quoi que ce soit à l'impression d'ensemble. Les acteurs de n'importe quel trou de province savent en faire autant.
Comme il n'y a guère plus de deux minutes de pause entre les différentes scènes, qui se succèdent comme des images de lanterne magique, tout ce qui est décoratif doit se limiter à des allusions. On bricole à toute vitesse quelques toiles de fond dont l'exécution correspond à cette musique sans soin. La mise en scène de M. le Pr. Dr. Hörth est bonne. La marque de fabrique de la Staatsoper, cette lune d'une inquiétante grosseur, n'a pas manqué. Qu'ils s'agissait hier d'un soleil n'y a rien changé.
En ce qui concerne l’œuvre elle-même, que je considère comme une catastrophe pour notre évolution musicale, elle sera décrite plus en détail dans un article de notre prochaine édition.
[NB : ceci est une traduction rapide, faite au fil du clavier, elle peut donc comporter des imprécisions]

Fantastique, n'est-ce pas ? Évidemment, c'est facile de se moquer près d'un siècle après, maintenant qu'on sait que Wozzeck est un des plus grands chefs-d’œuvre de la musique du XXe siècle et que l'art dont M. Zschorlich était certainement le défenseur est définitivement oublié. Mais quand même, on ne sait qu'admirer dans cet article :
  • Le mépris social : les défenseurs du chef Erich Kleiber et de Berg se recrutent, dixit le critique, dans les chambres de bonne, et bien sûr ils ne sont là que parce qu'on les paie ;
  • L'hygiénisme : la musique de Berg est sale, dégoûtante, animale ;
  • Le moralisme : parler d'"irresponsabilité de la polyphonie", c'est quand même fort, je trouve, comme si les formes de l'écriture musicale d'un opéra mettaient en jeu la vie de milliers d'innocents.
  • La réinterprétation de la réaction du public : ce n'est pas vrai, les gens n'ont pas aimé ; c'est juste parce que Berg a utilisé le gamin comme bouclier humain qu'il a été applaudi ; de toute façon ceux qui ont applaudi l'ont fait par esprit de système, pas parce qu'ils ont aimé ; et de toute façon, dès la prochaine représentation, le vrai public va faire un sort à la pièce.
Une autre chose me frappe dans cette critique : la place exceptionnelle de la mise en scène et du jeu d'acteur, qui occupent (dans un article de 1925 !) quasiment la moitié de l'article (avec une conception du théâtre se réduisant visiblement à la déclamation) - quand on pense aux griefs des réacs d'aujourd'hui qui râlent contre la place prise par la mise en scène depuis les années 70... et on a ici affaire à un critique de droite... L'article, et c'est là le plus amusant finalement, a l'air d'être un faux, comme un patchwork de toutes les caricatures et idées reçues des ennemis du théâtre musical moderne et de la musique contemporaine réunis (ce sont souvent les mêmes, encore que certains sont très monomaniaques). Il m'avait déjà bien amusé en le lisant, et il ne m'a pas déçu en passant par ma moulinette traductrice interne...

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