Qui disait que le cinéma, c'était faire faire de jolies choses à de jolies femmes ? Sophie Karthäuser (photo TCE/Alvaro Yanez) |
Parce que, oui, j’ai pris du plaisir à cette représentation. Sans doute pourrait-on imaginer distribution plus enthousiasmante, par exemple avec un Idamante (Kate Lindsey) aux couleurs un peu plus variées, à la voix un peu plus charnue, à la musicalité un peu plus décidée. Sans doute Paolo Fanale, qui aboie le court rôle d’Arbace, n’a-t-il rien à faire avenue Montaigne. Sans doute préfèrera-t-on s’abstenir de se prononcer sur l’Elettra étrange d’Alexandra Coku. Mais en échange Sophie Karthäuser est une Ilia de rêve, avec toute la poésie imaginable et un style mozartien parfait. Et puis Richard Croft, chanteur que je n’avais jamais apprécié, m’a cette fois convaincu pleinement : je mentirais en disant que son timbre me séduit tellement plus qu’autrefois, mais son chant m’a enfin paru vivant, et même émouvant, humain, dramatique. Ajoutez à cela un jeune chef fort défendable, et vous obtenez un niveau musical d'ensemble qu'il faut être bien hautain pour mépriser.
Reste la mise en scène de Stéphane Braunschweig, l’un des rares metteurs en scène français qui, dans le domaine du théâtre au moins, vaut quelque chose. Rappelons quand même d’abord que le roi de Crète a, à Paris, une hérédité chargée. Nous sommes sans doute bien peu à nous souvenir de la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, donnée pour la dernière fois au milieu des années 90 : non seulement les spectateurs changent, mais on se demande bien de quoi on pourrait exactement se souvenir dans ce spectacle où il ne se passait strictement rien (je me souviens encore de la détresse dans les yeux de Dawn Upshaw qui aurait tellement aimé savoir ce qu’elle pouvait bien faire sur cette scène…). Puis vint l’idée géniale de Hugues Gall, celle de confier la mise en scène d’Idoménée à Ivan Fischer, chef éminemment estimable, mais qui était débutant en matière de mise en scène (2001) ; il en était résulté une catastrophe d’ampleur atomique qui n’était sauvée que par le comique involontaire des décors. Enfin ce fut Luc Bondy, qui livra pour Gerard Mortier une copie conforme de son Hercule de Haendel (oui, les thèmes sont proches…) : un spectacle vraiment peu passionnant, mais qui au moins ne manquait pas de… de quoi, déjà ? ah oui : de sable.
En cette seconde représentation dominicale, Stéphane Braunschweig est revenu saluer, après les huées virulentes de la première : vraiment, le spectacle n’est pas génial, mais il n’en est pas moins sans l’ombre d’un doute le meilleur des 4 Idoménée parisiens de ces vingt dernières années. J’ai un petit accès de schizophrénie à son propos, je vous propose donc deux versions différentes de ma critique : à vous de choisir.
VERSION 1
Oui, oui, Bieito, Konwitschny, Herheim, Kušej, Tcherniakov, Simons, Marthaler, bien sûr, bien sûr. L’Idoménée pour aujourd’hui et pour demain, on ne l’a pas encore trouvé, je suis bien d’accord. Stéphane Braunschweig n’a pas raté son Idoménée, il ne l’a tout simplement pas essayé. Il avait certainement toute l’intelligence nécessaire pour explorer les tréfonds de cette œuvre passionnante et ne l’a pourtant pas fait, mais du moins il a bien fait ce qu’il a entrepris. Sans doute tout n’est pas tout à fait assez investi dans sa direction d’acteurs (Sophie Karthäuser est un peu trop souvent perdue), mais les tourments du 3e acte sont remarquablement dessinés, et le décor, qui fait certes un peu Ikéa en première partie, est un espace de jeu tout à fait pertinent, et on aurait tort de croire que la manière dont il en joue pour influer sur l’atmosphère de chaque scène est à la portée du premier venu. A-t-on assez de temps au TCE pour répéter suffisamment un travail de la qualité de ceux que Braunschweig sait produire en théâtre ? Peut-être est-ce là la raison des scènes moins investies qui déparent un peu les trois heures du spectacle* ; mais même imparfait, le spectacle de Brauschweig a autant de qualités à lui seul que l’ensemble des productions de l’Opéra de Paris en une saison – et on peut même mettre celles de l’Opéra-Comique et quelques-unes des autres productions du TCE (la clique Deschamps avec l’indigne Calisto de Macha Makaieff et le ridicule spectacle Weill de Fifille).
VERSION 2
Idoménée, ce n’est pas rien : l’histoire d’un type qui rentre d’une interminable guerre, qui ne comprend plus trop comment fonctionne le monde qui fut le sien ; il y a ce peuple qui demande de façon si insistante à la fin de l’acte II Il reo qual è ?, Qui donc est le coupable ? (ça vous dit peut-être quelque chose, cette recherche impitoyable de coupables à tout bout de champ, si vous vivez sur Terre au XXIe siècle ?) ; il y a ce Dieu qui exige un changement de génération à la fin de l’opéra (en quoi Neptune est-il intéressé par le passage du pouvoir d’Idoménée à Idamante ? Des questions, à l’écoute de l’opéra de Mozart et de son livret, il m’en passe plein par la tête : Stéphane Braunschweig, lui, comme du reste la plupart de ses prédécesseurs (y compris la jolie version des Hermann, disponible en DVD), ne semble s’en poser à peu près aucune. C’est bien sympathique, son huis-clos familial, mais cela reste résolument à la surface des choses : la soirée s’en trouve à la fois animée et banalisée. C’est intéressant, d’ailleurs, que cette version sage ait suscité un tel rejet de la part d’une partie du public : comme si, après l’ouragan Mortier, l’esthétique bon chic bon genre auquel nous avions été habitués avant 2004 était soudainement devenue impossible. Comme si ceux-là mêmes qui avaient accueilli avec la haine butée de ceux qui ne comprennent pas les productions de la période Mortier en avait, malgré eux, été transformés…
Je ne pourrais pas finir cette critique rapide sans évoquer l’opéra qui fut la source du livret de l’opéra de Mozart, cet Idoménée d’André Campra (1712/1731) qu’on connaît depuis un certain temps par le disque : je n’ai, cela va de soi, jamais eu l’occasion de le découvrir sur scène, mais le disque suffit à m’assurer que nous avons ici affaire à un immense chef-d’œuvre, qui ne le cède en rien à l’opéra de Mozart, et qui contient sans doute la plus belle fin que je connaisse dans toute l’histoire de l’opéra : Idoménée ayant, dans un accès de folie inspiré par Neptune, tué son fils, c’est Ilione qui finit l’opéra par ces deux vers :
Pour le punir, laissez-le vivre ;
C’est à moi seule de mourir.
Quelques mesures de récitatif, même pas de postlude instrumental : rarement fin d’opéra ne fut plus brutale. Eh bien, figurez-vous, pour cet apparent rien du tout, je donnerais toutes les fins du grand répertoire, oui, tenez : même la mort d’Isolde.
*Au passage, grand merci au TCE de ne pas étirer les entractes à la façon de l’Opéra de Paris : oui, UN entracte de 20 minutes suffit sans problème, tout le monde n’a pas besoin de s’emplir de petits fours toutes les 45 minutes.
Il y a d'autres références – discutables, certes – pour "Idomeneo" que les productions parisiennes et rabachées (parfois): celles de Joël Lauwers (1995) et Ivo van Hove (2010) que la Monnaie de Bruxelles, par exemple, a produites à quinze ans d'intervalle et qui ont formulé des propositions dignes d'intérêt.
RépondreSupprimerLe hasard qui fait mal les choses fait en l'occurrence que je n'ai jamais vu Idoménée hors de Paris, et comme ces productions n'ont pas été diffusées en vidéo... Ce qui existe en DVD n'est pas de nature à faire changer les choses!
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