Gustavo Dudamel (et Anna Larsson, assise) - Photo Magdalena Lepka |
Les cinq Szenen auront donc été consacrées successivement à Schubert, Schumann, Brahms, Liszt et Mahler, cinq « grands noms » donc, mais qui auront chacun donné lieu à un éclairage passionnant sur leur œuvre, en piochant dans des séries traditionnelles – en essayant par exemple de faire collaborer l’Orchestre Philharmonique de Vienne –, en ne renonçant pas à faire le jeu du glamour – cette année, Dudamel et son orchestre vénézuélien –, mais surtout en casant là-dedans le plus de musique de chambre qu’il pouvait. Évidemment on pourra toujours regretter le caractère très commercial de la présence de Dudamel, dont le concert (vu pour Resmusica) consacré à la 2e symphonie se laissait écouter mais ne valait pas franchement grand-chose ; mais c’est ça, le principe de Salzbourg : pour pouvoir programmer les concerts les plus intéressants et les plus inventifs, on ne peut pas se passer de tels événements mondains.
La contribution de l'Orchestre Philharmonique de Vienne s'incarnait quant à elle dans le concert confié à Pierre Boulez, qui ne pouvait manquer dès lors qu'on parlait de Mahler : plutôt que les symphonies qu'on a entendues et réentendus à satiété ces deux dernières années, il a choisi de monter Das klagende Lied, dans sa version révisée (autrement dit fortement raccourcie), précédé de deux oeuvres de Berg, la Lulu-Suite et l'air de concert Le vin (sur un poème de Baudelaire). Un programme cohérent, exigeant, porté par des solistes de grande qualité (Dorothea Röschmann pour Le vin et Mahler, Anna Larsson chez Mahler) ; un vrai programme de festival, tant les œuvres avec chœur et solistes, pour des raisons économiques, restent les parents pauvres des programmations symphoniques. Il est simplement dommage que le Philharmonique de Vienne, à son habitude, soit aussi réactif qu'un mammouth fatigué : avec un orchestre vivant et intéressé par ce qu'il joue, ce très bon concert aurait pu devenir exceptionnel.
L'essentiel de cette série Mahler était donc réservé à des effectifs moins plantureux. Passons rapidement sur le Liederabend donné par Mathias Goerne et Leif Ove Andsnes : le choix de mêler les Lieder de Mahler avec des extraits des mélodies composées par Chostakovitch sur les sonnets de Michel-Ange est séduisant sur le papier, mais toutes les bonnes intentions viennent s'échouer devant le rocher terrifiant de la monotonie de Goerne, incapable d'une nuance, mal dégrossi, avec un timbre sans chaleur.
L'essentiel, donc, c'était les deux concerts inoubliables organisés autour d'un des plus grands pianistes d'aujourd'hui, même s'il n'est pas le plus médiatique - je vous donne les programmes complets, ne serait-ce que parce que c'est bien agréable de se rappeler ces grands moments :
4 août
Janáček - Sonate 1.X.1905 Dans la rue
Mahler - Lieder
Ullmann - La ballade des amours et de la mort de l'enseigne Christoph Maria Rilke (1944)
András Schiff, piano - Christopher Maltman, baryton - Bruno Ganz, récitant
6 août
Schubert - Sonate pour piano D 894
Mahler - Das Lied von der Erde (version avec piano du compositeur)
András Schiff, piano - Piotr Beczala, ténor - Christian Gerhaher, baryton
Je veux bien qu'on prenne Salzbourg pour un supermarché à opéras et concerts ; je veux bien qu'on se moque des prix ridiculement élevés (dus en partie au fait que les tutelles veulent bien encaisser les revenus du tourisme mais se moquent bien d'investir dans une chose aussi négligeable que la culture - bienvenue en Autriche) ; je veux bien qu'on me taxe d'élitisme pour céder plus facilement à András Schiff et à Viktor Ullmann qu'à Mme Netrebko ; mais ça ne changera rien à l'impression de plénitude que procurent de tels concerts, par leur programme comme par leurs interprètes, au mélomane que je suis. Peu importe, au fond, la visible indisposition de Piotr Beczala...
J'ai fait une critique du second concert pour Resmusica (je n'ai pas épargné la rédaction de RM, cet été, avec quand même 14 spectacles entre Munich et Salzbourg...), je vous invite donc à aller la lire, d'autant que j'ai grandement détaillé les limites, mais surtout les mérites de cette version piano du Chant de la terre, apparemment conçue par Mahler comme version à part entière de l’œuvre, mais créée en 1989 seulement - et je n'ai pas besoin de vous vanter les mérites de Christian Gerhaher, dont j'ai d'ailleurs aussi vu le récital Mahler à Munich quelques semaines plus tôt. Quand à Schiff, qui est en quelque sorte l'anti-Lang Lang, c'est un miracle continu de poésie discrète, avec une plénitude sonore pleine de couleurs : magnifique pour ce Chant de la Terre, mais aussi pour le programme du premier concert, aussi bien tout seul pour la sonate de Janáček (clin d’œil à la programmation lyrique de l'année...) qu'en compagnie de deux solistes exceptionnels pour les deux autres oeuvres.
Maltman, Don Giovanni assez pâle il y a trois ans à Salzbourg, est vraiment formidable dans ces Lieder de Mahler, peut-être pas au point de faire oublier Gerhaher, mais à des années-lumières de la médiocrité de Goerne : une très grande précision dans la diction, beaucoup de concentration pour les passages les plus intimes de ces Lieder, sans pour autant reculer devant les effusions les plus violentes qu'ils contiennent aussi. Beau moment de Lied, et même si, entre Gerhaher, Goerne et lui, j'aurai entendu certains de ces Lieder trois fois en deux semaines, je suis bien loin de m'en plaindre.
Andras Schiff, Bruno Ganz au Mozarteum - Photo Silvia Lelli |
Mais le plus beau moment de la série, et d'autant plus beau que c'était pour moi une découverte totale, reste l’œuvre de Viktor Ullmann. Composée en 1944 à Theresienstadt, le mélodrame n'a vraiment pas besoin de l'embarrassante bienveillance qu'on accorde aux œuvres des compositeurs victimes des nazis sans distinguer les chefs-d’œuvre et la musique d'ascenseur : un chef-d’œuvre, tout simplement, loin sans doute de l'avant-garde de son temps, mais tout aussi loin du post-romantisme anonyme des réacs d'hier et d'aujourd'hui. C'est vraiment étonnant, cette manière qu'a Ullmann de mettre une distance avec l'histoire qu'il raconte, comme un conte venu des temps lointains, tout en nous faisant partager la vie intime de son héros. András Schiff, Bruno Ganz : un des plus grands pianistes d'aujourd'hui, un acteur au sommet de son art (vous le connaissez forcément, ne serait-ce que par Les ailes du désir), et un engagement commun au service d'une œuvre méconnue. Ne croyez pas que Ganz soit venu cachetonner en déclamant à la va-vite son texte : l'entente avec Schiff est incroyable, et on sent le travail considérable effectué pour intégrer la voix parlée au flux de cet éloquent piano. Sans doute la diction aurait-elle pu gagner en clarté : mais on pourrait citer bien des chanteurs qui sont cent fois moins musicaux que la voix de ce maître théâtral.
C'est pour des moments comme ceux-là que je vais à Salzbourg, et tant pis pour le glamour.
J'adôôôre Bruno Ganz ( plus récent que les Ailes, il y a Pane e Tulipani, qui est franchement délicieux (http://www.imdb.com/title/tt0237539/)!)
RépondreSupprimer