Lionel Peintre (Alberich) |
J’en attendais beaucoup, de ce mini-Ring (pas si mini que cela, du reste, tout de même 9 heures en 4 spectacles), et j’en attendais des choses précises : je pensais que l’orchestration réduite permettrait de permettre aux chanteurs d’alléger considérablement leur voix, qu’on y gagnerait ainsi en lisibilité, en compréhension des enjeux des longues scènes dialoguées dont les détails se perdent souvent sur scène, mais qui sont passionnantes quand on parvient à les faire ressortir ; je pensais que des chanteurs dotés d’une toute autre culture vocale sauraient faire renaître le Wagner d’avant les chanteurs wagnériens ; j’espérais que cela libèrerait aussi de l’énergie scénique pour atteindre une intensité que le gigantisme des salles utilisées d’habitude empêche le plus souvent, quand les metteurs en scène ne se réfugient pas dans le spectaculaire et la technologie pour se tirer d’affaire (façon Fura dels Baus). Malheureusement, j’ai dû très vite déchanter. Le premier coupable, dans l’histoire, c’est la version choisie, celle réalisée en 1990 par le metteur en scène Graham Vick et le compositeur Jonathan Dove. J’ai deux choses de poids à lui reprocher. D’abord la technique des coupures : je pensais qu’il y aurait un véritable travail de re-composition, une manière de faire surgir l’essence d’une scène quitte à la réorganiser entièrement, à changer des mots ou des phrases, à faire dialoguer la scène et le texte pour combler les vides par d’autres moyens. Point du tout : on coupe tout simplement, avec tout au plus deux mesures de transition, la bonne vieille méthode des ciseaux et du scotch. Ensuite l’orchestration : 18 instrumentistes, à peu près à égalité cordes, bois et cuivres, ainsi qu’une percussion et un orgue employé comme simple fond de sauce, jamais audible seul ; la réduction paraît drastique, mais comme la salle est à proportion, le résultat n’est pas du tout celui auquel on s’attend. Cela peut paraître paradoxal, mais on se prend à peu près autant de décibels que devant une version traditionnelle, et, partant, les chanteurs sont obligés de pousser leurs voix comme chez les grands (les cuivres couvrant à peu près tout le monde). Et ce d’autant plus que les chanteurs tiennent leurs différents rôles tout au long du cycle : Wotan s’éveille aux cris de Fricka le vendredi vers 21 h et se fait rosser par son petit-fils vingt-cinq heures et trente minutes plus tard, il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que la fraîcheur l’abandonne en cours de route, et avec elle la clarté de la diction et de la ligne.
Ce qui m’embête le plus, c’est qu’au lieu d’entendre un Wagner moderne façon Nagano, je reconnaissais trop souvent les couleurs épaisses, « germaniques » au pire sens du terme d’un Thielemann, qui est refus du théâtre. Et je me laissais aller à penser à ce que j’aurais aimé entendre : quelque chose comme les formidables transcriptions des valses de Strauss par Schoenberg, Webern et Berg ; une dizaine de musiciens, orgue, deux violons, violoncelle, contrebasse, un cor, un trombone, et un percussionniste pas trop zélé, ce serait mieux, je crois… La première représentation française du cycle, au festival Musica de Strasbourg (auquel je rendais visite pour la première fois), deux semaines après la création à Porto, aura en outre subi quelques malédictions qui n’arrangent pas les choses. D’abord la salle : on admirera l’humour de celui qui a qualifié de « Palais des Fêtes » cette salle vieillotte, étouffante, mal fichue, où le parterre est constitué d’espèce de chaises de salle d’attente de médecin des pauvres, avec un sol qui crisse. Il faut le dire : merci à Strasbourg d’organiser ce festival passionnant, mais les salles mises à la disposition des spectateurs, c’est un peu la honte, tout de même.
Ensuite pour la distribution : l’une des basses malades doit être doublée par un chanteur en coulisses ; pire, la Brünnhilde malade n’assume tant bien que mal que les deux premières journées : la remplaçante, Piia Komsi, est une très valeureuse interprète notamment du répertoire contemporain (elle est notamment l’interprète idoine d’Akrostichon- Wortspiel d’Unsuk Chin, qui malgré son titre est un très accessible chef-d’œuvre), mais même dans cette version réduite sa voix est à mille lieues des exigences du rôle, et le résultat est terrifiant. Il semble que dans d’autres représentations du cycle elle doive assumer les 3 Brünnhilde – on tremble (pour les Parisiens, c’est toujours Cécile de Boever qui est annoncé à la Cité de la Musique). L’orchestration, il faut le souligner est la principale cause des difficultés de la distribution, qui épuise vite les titulaires des rôles les plus lourds. Il y a, heureusement, quelques belles exceptions, avec deux coups de cœur pour ce qui me concerne (et, à l’applaudimètre, sans doute pas que pour moi). Côté méchants, Lionel Peintre en Alberich, avec une couleur vocale très étonnante, sombre et admirablement sale, ne laissant jamais ignorer que si Alberich incarne le mal, il est aussi une image de la souffrance. Côté gentils, Sieglinde est rayonnante en la voix de la jeune Coréenne Jihye Son : son répertoire habituel semble être à mille lieues de Wagner, mais on aurait presque envie qu’elle ose, avec un chef compréhensif, retenter l’aventure dans le grand bain de l’orchestre. Reste la plus grande déception, qui est la mise en scène beaucoup trop timorée d’Antoine Gindt, spiritus rector de l’aventure, dont j’avais ardemment aimé la vision des Kafka-Fragmente de György Kurtág. Deux plates-formes inclinées d’égale dimension, parfois couvertes de toiles aux fonctions multiples (le Rhin, le dragon…), au fond un écran qui peut accueillir quelques vidéos ; quelques jeux de lumière qui ne sont rien de plus qu’une succession d’ambiances qui ne signifient jamais rien ; des jolies trouvailles, comme pour le printemps à la fin du premier acte de La Walkyrie, mais qui ne dépassent pas le décoratif ; sur tout cela une direction d’acteurs très honorables, mais qui ne dépasse pas ce qu’on est en droit d’attendre d’un spectacle de conservatoire : le résultat reste terriblement conventionnel, bien loin du regard contemporain qu’on nous promettait. Je crois que l’espace scénique trop contraint, trop construit, et les fausses promesses d’un écran vidéo qui réussit l’exploit de me sembler trop discret, étaient de bien mauvais points de départ pour raconter une histoire, quand une scène nue et quatre chaises auraient peut-être laissé plus libre cours à l’épopée. Je me suis déjà beaucoup plus ennuyé que ça en voyant le Ring (souvenez-vous, Eschenbach/Wilson au Châtelet, Jordan/Krämer à Bastille…), mais dans l’état actuel assez glorieux (mais si) de l’interprétation wagnérienne (chant, scène et orchestre), il est difficile de se satisfaire d’une approche aussi peu audacieuse. Peut-être cette production a-t-elle un sens pour les novices, du fait de la réduction drastique de la durée du cycle ; mais il est bien des préjugés que cette production risque de renforcer plutôt que les détruire : on n’y apprendra rien de la richesse humaine du drame wagnérien, rien de l’infinie délicatesse de l’orchestre wagnérien, rien des nouvelles interprétations qui tentent de débarrasser Wagner du fléau des wagnériens. Dommage.
Photos Casa da Musica Porto (lieu de la création)
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