samedi 12 novembre 2011

Robert Wilson, Willy Decker, les deux visages de Lulu

C'est amusant, cette coïncidence : d'un côté l'opéra de Berg, dans une vieille production ; de l'autre la pièce de Wedekind, designée par Robert Wilson pour le très vénérable Berliner Ensemble. La ringardise n'est pas du côté qu'on pourrait croire.

C'est joli, hein ? Oui, c'est joli. Et alors ?

Premier épisode : Opéra Bastille, mise en scène de Willy Decker, créée en 1998, redonnée en 1999 et 2003. Il m'a fallu un certain courage (mais si) pour retourner voir ce spectacle, tant il me semblait que les nombreuses mises en scène de Decker reprises ou importées par Nicolas Joel étaient victimes d'une malédiction qui les transformaient sans pitié en de laborieux pensums sans vie théâtrale : le pire étant la pauvre Ville morte importée de Salzbourg, morte plus encore que ce que son titre laissait penser. La mise en scène, sans doute, ne cache pas son âge, et on a du mal aujourd'hui, après les chefs-d’œuvre de Christoph Marthaler, de Krzysztof Warlikowski ou de Jossi Wieler qu'on a pu voir ici ou ailleurs, à être parfaitement heureux d'une production où la stylisation et la cohérence du propos dramaturgique tiennent lieu d'une véritable interprétation. Mais d'une part c'est toujours mieux que les productions creuses de cette oeuvre qu'on a pu voir à Salzbourg (Vera Nemirova) et à Lyon (Peter Stein) ; et d'autre part la reprise est bien faite et donne l'impression que les chanteurs savent non seulement quoi faire, mais aussi pourquoi ils le font. Sans doute Laura Aikin, qui s'était fait une fracture lors des répétitions de la reprise de 2003, ne bondit-elle pas autant que ce qui était prévu à l'origine, mais elle a bien d'autres moyens théâtraux à son service...

Laura Aikin sur son trône
 Musicalement, le constat est assez positif aussi : peu de chanteurs m'ont véritablement enthousiasmé, et Laura Aikin n'est tout de même plus très à l'aise dans ce rôle d'une difficulté incroyable ; mais tout le monde est au moins satisfaisant, et l'équipe est suffisamment cohérente pour permettre une écoute agréable de la partition de Berg. La direction de Michael Schønwandt me fait un peu penser à celle de Pinchas Steinberg pour Salomé en début de saison : efficace, professionnelle, un peu bruyante parfois, à défaut d'être vraiment suffisamment détaillée pour une écriture d'une pareille incroyable finesse.

Hier soir donc, direction Théâtre de la Ville pour un des événements mondains de la saison : le retour à Paris du Berliner Ensemble pour la version adaptée par Robert Wilson et Lou Reed de la pièce originale de Frank Wedekind, l'un des plus extraordinaires écrivains allemands de la fin de l'Empire, passionnément admiré par Brecht aussi bien pour ses pièces que pour ses poèmes-chansons.
Disons-le franchement : autant j'ai eu l'occasion il y a déjà quelques mois de décider par anticipation quel serait mon concert préféré de la saison à peine entamée, autant cette Lulu germano-américaine a des prétentions au titre de spectacle le plus stupide de celle-ci (heureusement que le Saint François d'Assise "mis en scène" par Hermann Nitsch du mois de juillet dernier appartient à la saison précédente).
Il y a d'abord la contribution redoutable de Lou Reed. L'âge venant, il est fréquent que les vieux rockers comme les comiques troupiers veuillent se racheter une conscience artistique en se lançant dans l'Art avec un grand A : le comique troupier se trouve un grand rôle tragique au cinéma, le vieux rocker se lance dans la musique expérimentale, et les branchés du jour s'extasient. Un vieux rocker de 69 ans et un metteur en scène du même âge réussissent ainsi à se faire passer pour les perdreaux de l'année : le succès public du spectacle est énorme, comme toujours quand une aura intellectuelle s'allie à des stars certifiées qui donnent l'impression aux spectateurs occasionnels de faire un investissement sans risques.
Lou Reed, ai-je appris, est marié à Laurie Anderson, une des vieilles icônes de cette pop pseudo-intellectuelle : on sait alors à quoi on va avoir droit, encore qu'il n'était pas forcément nécessaire de casser les oreilles des spectateurs par des volumes pareils. Chansons interminables où l'événement sonore est servi avec suffisamment de rareté pour le faire passer pour quelque chose de précieux, sentimentalisme exacerbé du détachement, zigouigouis sonores en guise de découverte tardive et spontanée (?) de l'atonalité : musique de vieux, pour les vieux.
Côté Wilson, vieilles recettes aussi : les cycloramas qu'on a déjà vus mille fois, les objets de design (chaises, lampes, etc.) qu'on pourra ultérieurement vendre comme œuvres d'art éternelles, les images visuellement magnifiques... Et alors ? À quelques moments, Wilson présente une vision du personnage de Lulu (comme si tout l'intérêt de la pièce résidait dans le personnage central) qui n'est pas sans intérêt, qui en fait moins une manipulatrice qu'une femme en perpétuel combat pour sa survie, une femme sans illusions - la piste vaut la peine d'être suivie, mais elle est constamment interrompue par les chansonnettes stupides de Lou Reed ou par un nabot-factotum chantant toujours la même ritournelle et censé être drôle (il faut vraiment aimer le comique de répétition...). Les acteurs du Berliner Ensemble (ou plutôt les invités de ce dernier, puisque la plupart ne sont pas membres permanents de la troupe) n'ont dans ces conditions pas grand-chose à faire, sinon se battre avec la prononciation anglaise dans les chansons (on n'allait quand même pas chanter en allemand...). Angela Winkler est une actrice magnifique, mais j'aurais préféré ne pas la voir dans ce spectacle pénible...

Mais après tout les bobos sont contents, n'est-ce pas le principal ?

PS : avec tout ça, je n'en ai pas fini avec Lulu : le prochain épisode aura lieu le 4 décembre avec la première d'une nouvelle production au Théâtre d'Augsbourg, par Monique Wagemakers, metteuse en scène que je ne connais pas ; dans la distribution, outre la troupe locale (y compris pour le rôle titre, bon courage à Sophia Brommer...), on note Marlin Miller, qui chantait déjà le Peintre à Bastille, et Franz Mazura, Schigolch insubmersible, vu pour la dernière fois à Lyon : il a aujourd'hui pas moins de 87 ans...

5 commentaires:

  1. Je comptais essayer d'avoir une place pour la dernière, mais, si j'ai bien compris, il y a mieux à faire...

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  2. ah mais voilà enfin un article qui ose dire, dans l'unanimisme béat bobo ambiant, qu'un spectacle de Robert Wilson devrait toujours porter la mention "Remake des 20 précédentes productions"...

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  3. David, je ne veux empêcher personne, mais comment dire ? De toute façon, vu les queues et cherche-places, il y avait peu de chance...
    Paco : il faudrait juste rajouter une chose, c'est que cette hystérie est quand même nourrie par au moins une bonne raison, les acteurs du Berliner Ensemble, qui n'est pas - et de loin - le meilleur théâtre berlinois, ni le plus avant-gardiste (au contraire, même, certains spectacles sont même des brûlots traditionnalistes) ; mais on peut comprendre que, chaque fois que les spectateurs français sont confrontés à des acteurs allemands, ils soient un minimum fascinés...
    Sinon, bien sûr, Wilson n'a pas grand-chose à dire, mais ses spectacles théâtraux sont je trouve encore pires que ce qu'il peut faire à l'opéra ! J'ai encore un souvenir traumatisé de ses Fables de La Fontaine à la Comédie-Française, déchaînement de vulgarité !

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  4. pour ce qui est des acteurs allemands, en effet ils sont souvent extraordinaires, j'ai encore en souvenir un John Gabriel Borkman par une troupe de Munich dans une mise en scène de Bergman, impossible d'oublier et pourtant ça va bientôt faire 30 ans...

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  5. C'est amusant, Thomas Ostermeier est venu à l'Odéon il y a deux ans avec la même pièce, et c'était aussi remarquable (avec, justement, Angela Winkler...).

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