vendredi 9 mars 2012

Mais qu'a-t-il de plus que nous ? Eloge du Royal Opera

Le temps passe, le temps passe... Bientôt, j'aurai l'occasion de vous parler comme chaque année des nouvelles saisons de quelques institutions culturelles choisies ; pour le moment, parlons un peu d'une d'entre elles, qui me tient de plus en plus à cœur : j'ai nommé le rendez-vous de la haute finance, le paradis des traders, la danseuse des marchés - le Royal Opera, donc, y compris le divin Royal Ballet dont je parlerai un peu plus bas.

Royal Opera House
Ce qui m'intrigue toujours, c'est que cette institution qui aurait tout pour m'agacer (la place des mécènes, les champagne superseats, Angela Gheorgiu...) me reste éminemment sympathique. Dans le domaine de l'opéra, bien sûr, il faut faire un tri impitoyable au sein de l'offre, qui comporte évidemment une très grande quantité de spectacles de routine, souvent avec stars certes, mais d'un intérêt artistique limité, d'autant plus que, contrairement à l'Opéra de Paris, la maison n'hésite pas à monter ou accueillir un spectacle sur mesure pour peu qu'une star vienne apporter l'assurance du remplissage (le meilleur cas étant certainement les beuglements de Placido Domingo dans Simon Boccanegra).
J'ai donc vu deux opéras lors de ce séjour : une reprise des Noces de Figaro mises en scène en 2006 par David McVicar ; l'accueil d'une production salzbourgeoise dont je passe mon temps à faire l'éloge, la Rusalka montée en 2008 par Jossi Wieler et Sergio Morabito.
La première de ces deux productions est un incontestable succès, que vous pouvez d'ailleurs retrouver en DVD : McVicar a réussi l'équation impossible, faire une mise en scène à la fois très classique et très riche et pleine de vie. Depuis sa création, cette production avoisine déjà les 50 représentations, ce qui est proprement prodigieux ; mais bien sûr, tout ce qui, dans la production originale, était le fruit d'une direction d'acteurs d'une merveilleuse pertinence a été perdu. Le résultat n'est certainement pas désagréable - moins que l'imposture de la mise en scène de Strehler "ressuscitée" par Nicolas Joel -, mais on n'ira pas jusqu'à dire que cela rende pleinement justice à l’œuvre, surtout avec une distribution honorable, mais de second ordre - seul Ildebrando d'Arcangelo est très bien, ce qui n'est pas vraiment une révélation. Le but (honorable) étant de faire de l'argent tout en assurant au grand public son quota de spectacles sans risques, on peut juger que ce spectacle remplit pleinement sa fonction, mais ce n'est pas tellement l'idée que je me fais de l'opéra.
La seconde, évidemment, c'est bien autre chose : l'invitation de cette Rusalka a suscité une tempête critique sans précédent, et ce alors même que les huées à la première, si j'ai bien compris, sont loin d'avoir été aussi violentes que ce que certains critiques souhaiteraient. L'accueil critique, d'ailleurs, avait été à peu près aussi terrible à Salzbourg - bizarrement, le critique du Monde Renaud Machart faisait partie des exceptions, tout comme, cette fois-ci, le critique du Financial Times. Je ne vais pas vous reparler ici de ce spectacle : d'abord parce que j'en avais fait un compte-rendu évidemment enthousiaste en 2008, en direct depuis Salzbourg (c'était ici), ensuite parce que, pour cette reprise londonienne, j'ai écrit une critique en bonne et due forme pour Resmusica (Rusalka à Londres, une nymphe pour aujourd'hui) - il va de soi que je ne manquerais pas une éventuelle future reprise de ce spectacle admirable.
Que veut dire cette audace assez étonnante pour le très pragmatique Opéra Royal ? Kasper Holten, directeur de la programmation lyrique depuis 2008, avait réussi par la qualité des mises en scène à faire parler de l'opéra de Copenhague où il était en poste précédemment ; il est difficile de croire que ce choix soit le fait du hasard, ni qu'il n'ait pas anticipé les réactions négatives qu'il allait susciter. Est-ce donc le début d'une nouvelle politique ? Il faut l'espérer, en cette époque où tout semble favoriser le conservatisme à tout prix.

Côté danse, maintenant, le risque est toujours moins grand, mais je dois dire qu'en l'espèce le résultat n'en était pas moins passionnant. Deux spectacles aussi pour cette mini-saison londonienne : un grand classique universel, Roméo et Juliette ; une soirée anglo-anglaise.

Roméo et Juliette, c'est très simple, ça se résume un peu à Alina Cojocaru. J'ai beaucoup apprécié la version de Kenneth McMillan, plus fluide que celle de Noureev (qui n'est pas mon Noureev préféré), même si ma préférence va toujours à celle de John Cranko ; l'orchestre dirigé par Barry Wordsworth atteint un niveau dont j'avais rarement bénéficié au ballet ; et le supporting cast s'en tire ma foi fort bien, quitte à regretter une ou deux personnalités un peu plus marquées (le Mercutio de Matthias Heymann, seul rôle qu'il ait sérieusement réussi à danser ces derniers temps, restera pour longtemps une référence). Alina Cojocaru dansait avec son partenaire habituel et fiancé Johan Kobborg : désolé pour lui, je n'ai vu qu'elle. Sa danse applique à la danse l'injonction de Rameau, qui disait s'employer à "cacher l'art par l'art même". Ce qui est admirable, c'est la légèreté de la danse, c'est la cohérence totale de l'interprétation, c'est la simplicité des gestes tragiques (le petit moment où elle apprend de la nourrice le nom du beau jeune homme avec qui elle vient de danser), c'est cette incroyable musicalité, et c'est la manière de parler à des gens situés à quelques dizaines de mètres d'elle sans qu'on ait le sentiment d'y perdre quoi que ce soit. En un temps où, dans le domaine de la danse comme dans celui de l'opéra, la compétition entre les grandes maisons pour les grands interprètes s'est terriblement intensifiée, une perle pareille à la couronne de la Reine devrait ne pas laisser indifférentes d'autres compagnies, à commencer par celle qui a intérêt à nous offrir de belles Bayadère pour se faire pardonner bien des médiocrités ces temps-ci...


Moins unique peut-être, la soirée anglaise aura été un grand plaisir - le mot "grand plaisir" étant une moyenne entre un plaisir très modéré et un peu lymphatique en première partie et un immense plaisir, assez imprévu, après l'entracte. The Dream de Frederick Ashton, c'est donc Le songe d'une nuit d'été en version express (52 minutes) :  la pièce est si riche que le ballet ne fait qu'effleurer les situations, en racontant l'histoire avec trop de détails inutiles pour pouvoir prendre le temps d'approfondir les émotions et les situations. Distribution en outre assez moyenne : Roberta Marquez minaude, Steven McRae saute (très bien) sans forcément nous donner l'impression qu'il y a une raison à tout cela.
Après l'entracte, les choses changent brillamment. J'aime assez moyennement Le chant de la terre  de Mahler, bien moins que la plupart de ses symphonies et que le reste de ses Lieder. Quand en plus l’œuvre est chantée par une distribution très moyenne (Katherine Goeldner et Tom Randle), tout était en place pour que je m'ennuie.


Mais voilà, comme lorsque j'avais découvert ce ballet il y a quelques années à Munich* (avec Lucia Lacarra), la chorégraphie de McMillan, abstraite comme tant d'autres en leur temps, a une qualité émotionnelle que je ne m'explique pas, mais qui m'enchante. McMillan n'a pas produit que des chefs-d'oeuvre, loin de là (son Sacre du printemps ethnique, vu en début de saison, atteint même des sommets insoupçonnés de grotesque) ; et l'espèce d'arguments qu'il donne à la pièce, où un "messager de la mort" se mêle aux ébats des autres danseurs, est tout à fait dérisoire. Sans doute la musicalité de cette danse est-elle une des clefs de cette émotion, si tant que la musicalité soit un concept définissable ; toujours est-il que je n'y comprends pas grand-chose, mais que l'émotion ne cesse de monter jusqu'aux "Ewig..." finaux. Une danse sans effets, jamais redondante par rapport à la musique, qui sait la faire écouter. Quelque chose de très doux, très fluide, qui parvient à ne jamais tomber dans la monotonie.
Marianela Nuñez est une belle avocate pour cette danse, mais manque de la magie propre à une Lacarra (ou à une Cojocaru...) ; Carlos Acosta se promène en messager de la mort, peut-être pas aussi concerné qu'on aurait pu le souhaiter, mais tout de même impressionnant ; et un coup de cœur pour finir : Sarah Lamb, que les connaisseurs du Royal Ballet louent depuis longtemps, et qui m'a enchanté dans son trop court mouvement d'une virtuosité légère et élégante, y compris dans d'invraisemblables portés, que je me réjouis d'avance de revoir dans quelques mois (Le prince des pagodes de Britten).


Rendez-vous très bientôt : je posterai des commentaires des saisons de l'opéra de Paris et de la Staatsoper de Munich lors de leur parution respective, lundi et mercredi...


*Le ballet est toujours au répertoire du Ballet de Bavière, je me permets de le signaler - pour une représentation exceptionnelle fin avril, les Munichois auront d'ailleurs droit à une distribution vocale hors pair : Anna Larsson, Burckhard Fritz !

4 commentaires:

  1. Mais c'était la première fois que tu voyais Alina Cojocaru ? Je l'ai découverte avec Johan Kobborg dans Onegin la saison dernière, en effet elle est extraordinaire dans chacun de ses mouvements, je ne connais pas une seule autre danseuse qui lui arrive à la cheville (sachant que je n'ai jamais vu Lucia Lacarra dans un ballet complet). Dans Manon également ils étaient phénoménaux. Et le must c'est Giselle, qui a par chance été filmé (avec Marianela Nunez en reine des Willis).
    C'est vrai qu'elle éclipse un peu son partenaire, mais il ne démérite pas lui non plus : très bon acteur (il fallait voir avec quelle force il s'est jeté sur Tybalt) et excellent dans tout ce qui est petite batterie (formé à l'école danoise). Leur Sylphide commune au mois de juin devrait être un autre grand moment de danse de cette saison.

    En ce qui concerne Mercutio je suis en total désaccord avec toi sur l'interprétation de Mathias Heymann, que j'ai trouvé assez insupportable, en comparaison du Mercutio tendre et hilarant de Juan Rodriguez à l'ENB. A la décharge de MacMillan, tous les spectateurs britanniques habitués de cette version se sont entendus pour dire que Ricardo Cervera avait un peu raté sa mort - c'est plutôt un danseur lyrique que comique.

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  2. I think you wanted to say that you LOVE the ROH ALSO because of Angela Gheorghiu
    because of her memorable La Traviata wonderful La Boheme,LaRondine,Adriana,Tosca and so many other roles.
    Big hugs,Maria.

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  3. @Pink Lady : non, j'avais vu Cojocaru quand elle avait dansé Giselle à Garnier, il y a déjà un bon moment (2004 ?!?), mais je ne crois pas l'avoir revue depuis, sinon en DVD. Ne t'inquiète pas, je vais essayer de rattraper ce retard regrettable !
    Pour les Mercutio, je n'ai pas la chance de fréquenter l'ENB, mais vraiment, oui, Heymann m'avait convaincu, dans un genre évidemment un peu voyant qui est tout ce qu'il sait faire (je fais mon show, débrouillez-vous). Ce que je voulais dire sur la version McMillan, c'est qu'ici Tybalt tue Mercutio par pure traîtrise, et non à cause de l'intervention malvenue de Roméo..
    @Maria : désolé, c'est bien MALGRE Gheorgiu : bonne chanteuse sans doute, meilleure que Netrebko dans le genre diva sans doute, mais je déteste ce genre de grandes parades où tout est au service d'une chanteuse. Pour quelques-uns des rôles que vous citez, j'ai eu le plaisir d'entendre Anja Harteros à Munich, et elle me comble amplement dans ce grand répertoire que je n'aime pas plus que ça...

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  4. Comme tu le devines, je ne peux qu'être d'accord avec le titre de cet article ;-)
    Es-tu sûr que Kaspar Holten est responsable de la programmation depuis si longtemps (2008) ? Il me semblait que cette saison-ci était encore le fruit d'Elaine Padmore et que K.Holten ne démarrait vraiment qu'à la rentrée prochaine (bien que déjà dans les locaux et se battant, selon la presse britannique, pour réussir à ouvrir un compte dans une banque anglaise, ce qui apparemment n'est pas si facile pour un citoyen danois)

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