vendredi 10 août 2012

Salzbourg 2012 (1) - Ariane à Naxos, version originale modifiée


Salzbourg a beau ne pas être pour moi un festival lyrique avant tout, on y voit tout de même par ci par là un peu d’opéra. Je n’ai eu aucun mal à résister à La Bohème vendue pour Madame Netrebko ; mais j’ai tout de même cédé à quelques spectacles non dépourvus d’intérêt, au moins sur le papier.
Comme beaucoup de mélomanes, j’ai été vivement attiré par l’annonce d’une Ariane à Naxos de Strauss dans sa version originale, celle de 1912, appuyée sur Le Bourgeois gentilhomme de Molière et privée du magnifique prologue qui est sans doute ce que j’aime le mieux de tout l’œuvre de Strauss.

Je savais bien qu’il faudrait accepter une mise en scène conservatrice et peu imaginative de Sven-Eric Bechtolf, mais il y avait aussi quelques arguments musicaux – nous verrons cela ensuite.
Hélas, mon optimisme béat bien connu m’a encore cruellement trompé. Car M. Bechtolf n’a pas seulement réalisé la mise en scène : il a aussi écrit une « version » de la première partie, et cette première partie remaniée est malheureusement d’une imbécillité rarement atteinte. Le Bourgeois gentilhomme, dit-il, est une pièce ennuyeuse, il n’était donc pas question pour lui d’en donner soit l’intégralité – peu souhaitable ici pour des raisons de longueur – soit du moins une version raccourcie.
Mais non : il a eu l’idée évidemment géniale de mêler à tout cela la genèse de l’œuvre, et particulièrement la manière dont Hofmannsthal s’est inspiré de sa relation avec une jeune veuve pour former le caractère d’Ariane. Il y a, certainement, une anecdote authentique là-dessous : mais qu’en apprend-on sur l’œuvre ? Rien, même pas que l’opéra est censé, si je comprends bien, faire partie des célébrations qui finissent la comédie-ballet de Molière. La manière dont les deux mondes se pénètrent, celui de Hofmannsthal et celui de M. Jourdain, est pataude, et le sommet de la culture scolaire est atteint à la fin de cette première partie quand Hofmannsthal présente à son amie les figures de ses livrets d’opéra, en racontant comment Égisthe couche avec Électre : l’art et la vie, la vie et l’art, dissertation en trois parties, trois sous-parties, vous avez quatre heures.
C’est la définition même de l’art bourgeois, si vous me permettez d’utiliser cette expression qui n’est qu’en apparence désuète : un art du savoir, un art des hiérarchies établies, un art des grands noms aussi. Et non un art de la compréhension – car que sait-on de plus d’Ariane quand on sait l’anecdote réelle qui a inspiré Hofmannsthal ? Et non un art de la mise en cause : le spectacle est un magnifique (façon de parler) miroir tendu à ce public qui pense que rien n’est plus important que les beaux habits, les politesses bien tempérées et les belles relations mondaines. Et non un art du temps présent : quelle idiotie que cette idylle sépia ! Cet opéra n’a-t-il rien à dire aux gens d’aujourd’hui ? J’ai envie de dire au metteur en scène « Parle-moi ! ». Il est bien question, dans cette œuvre, que je sache, d’une bande de prolos qui viennent perturber les nobles habitudes de l’aristocratie tragique : ne pas même voir ça, c’est tout de même un degré de paresse intellectuelle redoutable.

Mais au-delà de ces questions d’interprétation, j’ai aussi trouvé le spectacle incroyablement mal réalisé. L’adaptation est stupide, soit, mais ce n’est pas une raison pour que la direction d’acteur soit aussi lamentablement plate, aussi peu variée, aussi privée de rythme. Être traditionnaliste n’est pas une excuse suffisante pour manquer à ce point des compétences artisanales du metteur en scène ! Les lumières sont ridicules, les costumes pitoyables, l’absence d’humour (commedia dell’arte !) totale. Je n’ai jamais vu, de tous les spectacles théâtraux que j’ai pu voir en Allemagne, des acteurs aussi uniment mauvais, même dans les trous de province : je crois qu’ils ne le sont pas par eux-mêmes, mais qu’on les a puissamment aidés à l’être.
Reste – ouf – la partie musicale. Il faut faire son deuil de l’idée qu’on allait voir enfin la version originale de 1912 : ce qui en faisait la cohérence, l’idée dramatique centrale, nous a été volé. Ce qui reste, ce sont donc les fragments de musique de scène composés par Richard Strauss et presque entièrement abandonnés ensuite. Disons-le franchement : ce n’est vraiment que de la musique utilitaire. Si, comme Bechtolf, on ne croit pas à la cohérence dramatique de cette version 1912, rien ne justifie plus qu’on joue ces piécettes d’occasion. Dans l’opéra lui-même, on constate de même que les quelques passages plus développés, presque entièrement dévolus à Zerbinetta, méritent bien le sort qui leur a été réservé dans la version 1916, le cas le plus net étant celui de son intervention à la fin de l’opéra : là où, en 1916, elle se contente d’allusions, elle tient en 1912 tout un discours pesant qui casse le charme du duo précédent. Autant dire qu’après cette expérience, je serai très heureux qu’on continue à oublier la version 1912.
La distribution, elle aussi, ne tient qu’en partie ses promesses. Le cas le plus gênant est, comme par hasard, celui de Zerbinetta : à la place de Strauss, si j’avais entendu Elena Moşuc, j’aurais ratiboisé encore plus sévèrement le rôle. Oh, bien sûr, il y a à peu près les notes : les aigus sont là sans problème, les vocalises tiennent à peu près debout si on n’est pas trop pointilleux sur la précision (disons qu’on a au moins le point de départ et le point d’arrivée) ; mais outre le timbre ingrat, j’ai été très gêné par la raideur et l’absence de variété de son interprétation. Où est l’humour ? Où est la versatilité du personnage ? Quand elle parle à Ariane, à quels moments est-elle vraiment émue, quand joue-t-elle un rôle ? J’ai été aussi assez consterné par le niveau des personnage de commedia dell’arte : vraiment, est-il si difficile de trouver un Harlekin un peu plus chaleureux que Gabriel Bermúdez ?
Heureusement le couple central et dans une certaine mesure l’orchestre viennent donner un peu d’intérêt à la soirée. On aurait dû avoir Riccardo Chailly, mais celui-ci, toujours gravement malade, a dû céder la place à Daniel Harding, qui n’a réussi que partiellement à dompter les fauves récalcitrants de l’Orchestre Philharmonique de Vienne : l’ensemble est correctement rythmé, allant et équilibré, mais on sent souvent qu’il n’y a pas vraiment de consensus entre eux sur le type de sonorité qui convenait à chaque passage. Les cuivres de cet orchestre ne m’enchantent toujours pas. J’ai peu goûté Emily Magee pendant la moitié de l’opéra à peu près, avec sa voix étriquée et son absence d’interprétation. Quand soudain, ô miracle, à l’approche du duo final, tout s’ouvre, tout devient naturel, éclatant, émouvant : décidément, cette Ariane ne pouvait que céder au charme de Bacchus, si elle se transforme ainsi à sa seule approche !
Il est vrai que, malgré son costume ridicule, ledit Bacchus n’était autre que Jonas Kaufmann, parfaitement remis pour cette prise de rôle : il explique dans le programme qu’il ne faut surtout pas tenter ce rôle de façon héroïque, barytonnante. Étrangement, les premières phrases semblent hésiter entre tentation barytonnante et ambitions lyriques ; heureusement, tout s’arrange très vite, et on retrouve l’admirable musicien qu’est avant tout, et plus que tout autre, Jonas Kaufmann. Dans les phrases les plus tendues du rôle, rien n’est jamais passé en force, la tension est admirablement dosée, précisément graduée, et la fusion des deux voix est un pur miracle. Il aura fallu attendre trois heures pour avoir droit à cette demi-heure de grâce absolue : ce qui distingue le purgatoire de l’enfer, c’est qu’il y a le paradis au bout.

Photos Ruth Waltz

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