jeudi 26 décembre 2013

Les Carmélites VOUS parlent

Dialogues des Carmélites n'est pas un opéra très gai, c'est évident, mais c'est néanmoins un opéra heureux : je n'en ai jamais vu ou entendu de réalisation calamiteuse, et ceux qui l'approchent pour la première fois - avec curiosité ou scepticisme selon l'humeur - en sortent rarement indifférents. Cela faisait 9 ans que Paris n'avait pas vu le chef-d’œuvre de Poulenc, depuis l'unique reprise de la production de Francesca Zambello à l'Opéra de Paris, créée sous la direction de Seiji Ozawa et reprise avec Kent Nagano : pas mal, du moins musicalement (et la parfaite Constance de Patricia Petibon...). Cette fois, c'est le Théâtre des Champs-Élysées qui s'y colle, et là encore le succès est au rendez-vous.


J'aurais volontiers vu le spectacle plusieurs fois si j'avais été parisien, mais j'aurai dû me contenter de la dernière représentation, celle diffusée à la radio. Tant mieux, peut-être : Jérémie Rhorer, m'a-t-on dit, était beaucoup moins intéressant à la première ; si je ne renie pas mon enthousiasme pour l'enregistrement parfait de Nagano, j'ai été extrêmement séduit par ce que j'ai entendu dans la fosse samedi soir. Sans doute, le très haut niveau du Philharmonia y est pour beaucoup, avec ces couleurs totalement addictives des bois, charnus et cuivrés (si on peut dire... ah, ces critiques qui écrivent n'importe quoi...) comme rarement, et comme jamais dans un orchestre parisien ; mais il y a tout de même un choix interprétatif très clair du chef : l'option spiritualiste et métaphysique de Nagano, avec ses merveilleuses textures transparentes, ce n'est pas pour lui. Rhorer n'a pas peur de l'expression de la douleur et il entend bien nous montrer des êtres de chair et de sang, et pas seulement lors de la mort de la prieure - c'est parfaitement admissible musicalement, et parfaitement conforme aux intentions de Bernanos.
C'est aussi assez proche du travail d'Olivier Py, qui réalise là un travail beaucoup plus sérieux que pour son Alceste du début de saison (sans parler de l'Aida que je n'ai pas vue). Sérieux, classique, élégant - mais, comment dire, pas très personnel, pas beaucoup plus que celui, beaucoup plus prosaïque, de Francesca Zambello il y a quinze ans. Il y a quelques choix d'interprétation, certes : on lui a reproché la mort christique de Mme de Croissy, qui meurt les bras en croix - il ne me paraît, pour ma part, pas si absurde de considérer, que si la vieille prieure meurt aux yeux des sœurs et aux siens mêmes d'une "mauvaise mort" qui la prive de l'aura de sainteté qu'elle avait de son vivant, cette mort-là est peut-être plus agréable à Dieu qu'une mort séraphique. On lui a aussi reproché d'inverser les votes des sœurs, Constance acceptant le voeu du martyre que refuse Blanche : pour le coup, j'avoue ne voir là qu'une argutie inutile. Le problème n'est de toute façon pas là, mais dans la monotonie de ce bon travail d'artisan - je reste marqué par l'immense production de Dmitri Tcherniakov à Munich, qui travaillait avec intensité la force du sentiment de communauté qui unit ces femmes - certes, la fin est très mal venue, mais ceux qui ont considéré que son spectacle était antireligieux, voire simplement irréligieux, n'ont rien compris (voir ici mon message blog lors de la première série, et là ma critique pour Resmusica lors de la reprise - il existe un DVD, bien sûr).
Avec la fosse, la distribution est donc l'autre point fort de cette production. Tout n'est pas parfait, bien sûr : il ne suffit pas d'avoir une voix délabrée pour être une bonne Première prieure, et toutes celles que j'ai entendues étaient bien meilleures que Rosalind Plowright (à l'Opéra, nous avions Felicity Palmer, quelle merveille) ; de même, observons un silence gêné en ce qui concerne Philippe Rouillon en marquis de la Force. Mais le quatuor féminin, lui, est de toute première force. Je n'ai jamais beaucoup aimé Véronique Gens et Sophie Koch, et je continue à leur reprocher ici de ne pas avoir vraiment su construire (et donc varier) leurs personnages, mais les voix sont superbes et la musicalité parfaite. Patricia Petibon, à l'Opéra, était Constance, et je me fais parfois avoir en croyant que c'est Constance qui chante ; mais le passage de l'une à l'autre est réussi, bien plus que ses exotiques Lulu : il y manque peut-être un peu de liberté, de spontanéité dans les premières scènes (voyez l'admirable Catherine Duboc chez Nagano), mais la suite est sublime. Elle continuera peut-être à me marquer davantage en Constance, mais c'est qu'en 1999 elle était un peu la seule à vraiment chanter Poulenc alors que le reste de la distribution était bien assez occupé à faire les notes pour vraiment pouvoir chanter, alors qu'ici elle est entourée d'égales.
La dernière est donc Sandrine Piau, une chanteuse que j'estime et j'admire depuis toujours et que je tiens pour une des musiciennes les plus parfaites qui existent sur la scène lyrique, dont l'intelligence musicale va toujours de pair avec l'intelligence dramatique (vous connaissez son récent enregistrement d'airs baroques français, n'est-ce pas ?). Donc, cette fois, c'est Constance qui y passe : sans doute Piau, qui a manqué la générale et les trois premières représentations, n'est pas tout à fait remise - mais il faut être sandrinologue pour s'en rendre compte, parce que ça reste admirable, simplement expressif et terriblement musical. Merci encore une fois à cette musicienne d'exception.

Mais il reste une bonne nouvelle qu'on ne saurait passer sous silence. Cette bonne nouvelle, c'est que non seulement le public à la fin du spectacle était plus qu'enthousiaste, mais surtout qu'il était là, au point que la salle était pleine à craquer. Il y a quelques semaines, j'avais reçu une offre promotionnelle pour La Vestale, 25 € en première catégorie au lieu de 130 €, c'est dire la panique, et cela ne faisait que confirmer les craintes qu'on pouvait avoir pour ce théâtre qui subit de plein fouet la crise économique en même temps que les effets de la surabondance de l'offre parisienne. Ici, rien de tout ça. Soit un opéra de 1957, donc, horresco referens, "moderne"* ; sur un thème pas exactement propre à faire naître l'allégresse dans les foyers ; dans cette période avant Noël où la bonne humeur plus ou moins factice est un devoir universel. Résultat : salles pleines et triomphe public et critique.
Cela nous dit deux choses, je crois. D'une part que le public n'est pas si ignare et passéiste que certains voudraient nous le faire croire, ce qui confirme les conclusions qu'on pouvait tirer de l'échec patent de Nicolas Joel à l'Opéra ou d'Alexander Pereira à Salzbourg. Il ne suffit pas de proposer des divertissements sans risques pour cadres sup' pour faire marcher une institution culturelle : même ceux qui haïssent la mise en scène moderne ne se contentent pas du doré sur tranche ou du papier mâché. Il y a deux tendances contradictoires dans la demande du public pour la culture : d'une part, la demande d'un "moment d'exception", avec accueil VIP, coupe de champagne à l'entracte et place en carré or ; d'autre part, la demande de nourritures spirituelles, de quelque chose qui vous donne jour après jour la force de tenir et d'avancer, une force vitale : je crois qu'on a ces dernières années trop donné d'importance à la première demande, parce qu'elle semblait à tort résoudre aussi l'épineuse question du financement de la culture.
D'autre part que le Théâtre des Champs-Élysées aurait tout à gagner à se construire une identité nettement dessinée et ambitieuse s'il veut ne pas sombrer. La Vestale était peut-être une résurrection nécessaire (je n'ai pas d'avis), mais on n'a pas expliqué au public ce qui pouvait lui parler là-dedans aujourd'hui. Et il faut faire des productions grand public comme La Flûte enchantée d'il y a deux ans, dont le succès était d'autant plus assuré que la production n'était qu'une location déjà bien amortie et connue. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi des spectacles qui excitent, qui suscitent des attentes mêmes contradictoires, qui donne au public l'impression que ce qu'on lui propose est unique. Oui, il y a eu des huées lors de la Médée de Charpentier mise en scène par Krzysztof Warlikowski, mais il y a eu aussi toute une partie du public qui est reconnaissant au Théâtre d'avoir fait venir cette production. Michel Frank, qui dirige le théâtre depuis 2010, navigue un peu entre deux eaux, entre les productions plus ou moins navrantes qu'il a commandées notamment à des membres de la Comédie-Française et des spectacles ambitieux qui mettent le TCE sous les feux de la rampe. Puisse cette production et son succès public le convaincre que c'est dans la définition d'un positionnement ambitieux et unique que se trouve l'avenir de son théâtre.


(bien sûr, vous savez que vous pouvez retrouver le spectacle pendant 6 mois sur Arte Live Web)

*Ne vous moquez pas, on voit encore aujourd'hui, notamment outre-Atlantique, les opéras de Janáček qualifiés de "contemporains". Le plus jeune de mes grands-parents avait 15 ans quand Janáček est mort, vous pensez bien que je me sens tout à fait son contemporain...

1 commentaire:

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