vendredi 21 mars 2014

Pour la dignité de la danse - Souvenirs de Londres

On se bat souvent, dans le milieu des balletomanes, pour savoir ce qu'on peut mettre sous le terme fourre-tout de néoclassicisme. Balanchine, Cranko, Grigorovitch, les premiers ballets de Neumeier ? Vaine querelle, sans doute, beaucoup moins importante qu'une question, qui, elle, n'embarrasse pas les forums de discussion : le classique, en danse, c'est quoi ? Retour tardif sur quelques soirées (et matinées) hivernales.

http://www.danceeurope.net/sites/default/files/styles/leave-it-alone/public/ENB_Corsaire_201_1917.jpg?itok=JUzx3pOi
On a pu (ou du moins on aurait pu) voir quelques-uns des aspects de la question à l'occasion de deux spectacles donnés à Londres au cours du mois de janvier : la "nouvelle production" du Corsaire par l'English National Ballet et la reprise de Giselle au Royal Opera. Pluie de stars d'un côté comme de l'autre (Cojocaru et Rojo d'un côté, Osipova et Acosta de l'autre), succès public considérable - attendu pour Giselle, moins évident pour Le Corsaire dont le taux de remplissage a certainement excédé les attentes de ceux-là même qui l'ont programmé. Une histoire commune, aussi : deux ballets nés dans le contexte créatif de l'Opéra de Paris à quinze ans de distance, mais qui n'ont dû leur survie qu'à un détour par la Russie et par Marius Petipa, dont ils abritent quelques-uns des réalisations les plus brillantes et les mieux conservées (Le "Jardin animé" du Corsaire, le début de l'acte II de Giselle).

Mais de tout cela, la grande majorité des balletomanes se fichent royalement. Tant que ça saute, que ça bondit, qu'il y a des couleurs et des gros décors, tant qu'il y a de la jolie musique, tout va bien. Et Le Corsaire, de ce point de vue, c'était pour eux le paradis. On m'explique, d'ailleurs, que la mission de l'ENB est de porter la bonne parole chorégraphique aux masses, grâce à des tarifs bien plus réduits que ceux du Royal Ballet et grâce à des tournées étendues à Milton Keynes, Southampton ou Manchester. Mais est-ce une raison pour prendre les spectateurs de Milton Keynes, Southampton et Manchester pour des imbéciles ?

Le Corsaire est un ballet qui m'est cher, depuis que je l'ai découvert dans les deux versions très différentes du Bolchoi (avec ses trois heures de danse, son corps de ballet foisonnant) et du Ballet de Bavière (très réussie dans sa volonté de reconstruire, sans tomber dans le gigantisme, le plus de "vrai Petipa" possible). Ces deux versions avaient en commun d'avoir fait un travail de fond sur un ballet qui a la double particularité d'avoir à peu près sombré corps et biens pendant un temps assez long et d'être très bien documenté par les notations chorégraphiques réalisées à la fin de la vie de Petipa : dans la même perspective que les reconstructions effectuées par Sergei Vikharev en Russie et ailleurs, cette démarche qui me semble indispensable pour que le ballet ne soit pas une éternelle répétition pimentée seulement par le culte idolâtre des interprètes est d'autant plus indispensable pour Le Corsaire qu'on part d'une tradition particulièrement dégradée, où on a renoncé aussi bien à la logique qu'au goût.

L'incarnation de cette tradition, en Occident, c'est la version d'Anna-Marie Holmes. Qui, paraît-il, a remonté à peu près tout le répertoire dans le monde entier. Et dont je n'avais jamais rien vu (pas même le DVD de cette production à l'ABT, c'est là mon erreur). Comment dire ? Cette production salit les yeux. Et salit les danseurs qui l'interprètent. On a beaucoup fait l'éloge des danseurs qui se partagent les différents rôles masculins, et de fait ils ne sont pas à une prouesse acrobatique près, ce qui étonne un peu quand on a l'habitude de nos Paquette et Magnenet nationaux. Mais l'art chorégraphique n'a-t-il rien de mieux à proposer que des grands jetés tellement jetés que les doigts des deux pieds se touchent ? (oui, bon, j'exagère un peu) ?
Le premier acte de ce Corsaire est un cauchemar, tellement tout semble être animé seulement par l'envie d'en caser le plus possible sur scène. Pas de narration, pas de souci de l'atmosphère, pas de personnages (alors que, contrairement à la légende, Le Corsaire a beaucoup à proposer de ce côté : imaginez, cette fille enfermée par son tuteur qui a le culot de choisir la vie de pirate, ce n'est pas votre petite vierge soumise habituelle que le beau prince va sauver ; on n'a certes pas conservé grand-chose des chorégraphies originales du Ballet de l'Opéra époque romantique, mais ce plaisir de la narration dansée ou plutôt mimée, ce goût du rebondissement, il n'est pas difficile d'en retrouver la trace). Et des sauts, des sauts, à n'en plus finir, des variations qui ne ressemblent à rien et surtout pas à ce qu'on connaît de Petipa. Le comble de l'escroquerie est accompli sans vergogne par Anna-Marie Holmes quand elle déclare dans le programme que, ayant dû réaliser une version raccourcie de sa version de l'ABT pour qu'elle soit filmé en studio, elle s'était "rendue compte que la version raccourcie fonctionnait de toute façon mieux".

Ce que fait cette dame, et ce que les balletomanes anglais et français acceptent avec enthousiasme, c'est l'avilissement de la danse classique au rang du divertissement de caniveau que proposent le cinéma à gros budget ou la télévision des mauvais soirs. Dire que ceux-là même qui portent aux nues cette ignominie sont souvent de ceux qui piaillent contre la présence à l'affiche des grandes compagnies de chorégraphes contemporains comme Keersmaeker ou Cunningham (rappelons que Cunningham a été hué, post mortem, à Paris en 2013) : imbéciles, crétins, incultes.

Retrouver Giselle, après ça, c'était le paradis. D'autant plus que mon regard de spectateur évoluant, naturellement, j'ai tenté de lire le spectacle au prisme de l'histoire de la chorégraphie : où est l'héritage parisien ? Où est l'intervention de Petipa ? C'est passionnant, et on ressort de l'exercice avec une admiration renouvelée pour le génie de Petipa, ce modèle où, dans le meilleur des cas, l'esprit de géométrie est au service de la construction émotionnelle - et je pense ici, évidemment, surtout à tout le début du 2e acte. Il n'est sans doute pas utile que je vous fasse ici une critique détaillée des deux représentations que j'ai vues, le temps a passé depuis ; mais tout de même, quel danseur authentiquement admirable que Carlos Acosta : son Albrecht tout en discrétion, jamais occupé à épater le bourgeois, est une leçon ! Steven McRae ne pèse en comparaison pas grand-chose ; chez les dames, je n'ai pas beaucoup été séduit par le premier acte de Natalia Osipova, qui y montre son incapacité à jouer en en faisant des tonnes (mais là encore, ça plaît aux ballettomanes), mais la danse est d'une légèreté incomparable, et le deuxième acte est sublime - pour l'autre date, la toujours délicate Sarah Lamb est naturellement beaucoup plus équilibrée, mais j'avoue avoir été plus séduit par elle dans le très abstrait Chant de la terre de McMillan... Toujours est-il qu'avec tous les doutes que peuvent donner les choix de programmation de la maison, ces deux représentations n'ont pas vraiment diminué l'envie que j'ai de voir et revoir cette troupe. Espérons simplement qu'à force de se faire piquer ses vedettes (Rojo, Cojocaru) et de tenter désespérément de se refaire une santé en raflant celles des autres (Osipova naturellement, Matthew Golding, Vadim Muntagirov, ces deux-là en provenance de l'ENB - aucun des deux ne m'a séduit dans Le Corsaire) elle ne va pas perdre de son dynamisme !

(au passage, ces braves gens de Bow Street ont-ils renoncé à annoncer leur prochaine saison ? Silence étrange...)

1 commentaire:

  1. En réponse à ta question, les saisons du ROH et RB sont toujours annoncées assez tard, vers début avril voire après. Ca vient du fait que cette institution ne pratique pas la politique d'abonnements à l'année, mais des "packages" trimestriels, de fait ils n'attendent pas de leurs spectateurs qu'ils programment leurs sorties 18 mois à l'avance. Si tu ajoutes à ça qu'ils ont vraisemblablement eu des soucis pour financer la reprise de Tristan (si on en juge par les appels au mécénat individuel lancés par Kasper Holten cet hiver), il y a fort à parier qu'ils sont tout juste en train de boucler la programmation.

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