vendredi 22 octobre 2010

Mahler à tous les étages

Quelle idée de mourir à 51 ans ! D’abord, c’est trop jeune de toute façon, ensuite ça devrait être interdit quand on a un tel génie, et enfin ça tombe mal pour les anniversaires, ces anniversaires qui font vivre l’industrie du disque et les Folles journées de Nantes : voilà notre Mahler fêté à la fois en 2010, pour les 150 ans de sa naissance, et en 2011, pour les cent ans de sa mort. Il aurait été tellement plus malin de mourir à 75 ans, ça aurait fait un grand anniversaire tous les quarts de siècle… (ça fait le même effet avec 25 ans, mais même le plus précoce des génies romantiques n’a pas osé).


Bref, les anniversaires, ça fait plaisir, mais ce qui compte, dans tout cela, c’est quand même la musique. Et on ne peut pas dire qu’on ait été sevrés : pour ma part, depuis le mois d’août, j’ai eu le plaisir de voir en concert les symphonies n° 1, 2, 4, 5, 8 et 9 (pas la 7, malheureusement, mais je ne choisis pas) ; quant à la 3, j’ai prévu d’aller la voir en décembre à Munich, à condition que la santé toujours fragile de Mariss Jansons lui permette de faire son retour dans les salles de concert d’ici là*.

J’ai déjà parlé du concert assez calamiteux de Valery Gergiev et de l’improbable World Orchestra for Peace à Salzbourg (autant dire qu’on me cherchera en vain lors des différents concerts de son intégrale parisienne, avec des orchestres de second rang qui plus est) ; je ne crois pas avoir parlé de la Deuxième symphonie dirigée un dimanche soir de septembre par le jeune Yannick Nézet-Séguin avec l’orchestre de Rotterdam repris des mains, justement de Valery Gergiev, avec quelque chose en commun dans cette manière de croire qu’il suffit d’y mettre tout son cœur et d’y aller sans peur et sans reproche, en se disant que Dieu fera le reste : c’est un peu beaucoup demander, Dieu n’a envoyé ni imagination, ni sens de la grande forme, ni travail en profondeur sur le son orchestral.

La Huitième, c’est différent : c’est tout récent, c’était un événement interplanétaire, du moins vu de Munich où les mélomanes croient que le monde entier leur envie Christian Thielemann (alors qu’évidemment c’est sur Mariss Jansons qu’on lorgne). Donc Thielemann, le brucknérien fanatique, se jette dans le grand bain mahlérien, qui plus est avec une œuvre particulièrement difficile (et pas forcément la plus réussie) et dans la pire acoustique du monde (j’en reparlerai) : vous lirez la suite sur Resmusica, mais difficile de s’y retrouver dans cet amas confus de son et de solistes effrayés. Les thielemanniens hardcore ont adoré.

Pour la Neuvième, bien sûr, le voyage à Paris s’imposait : le concert de Claudio Abbado et de l’Orchestre du Festival de Lucerne était attendu comme le Messie, ce qui n’est jamais une bonne chose (on parle de musique ici, donc si on pouvait éviter le culte de la personnalité…). Passons rapidement sur ce qu’il y a de désagréable dans ce genre de concerts, avant tout le mécénat toujours pesant de la Société Générale, qui laisse des dizaines de places vides au parterre (on me dira encore que sans ce mécénat il n’y aurait pas eu de concert : la Société Générale aurait bien pu payer le même montant en impôts, les places se seraient suffisamment vendues par ailleurs) ; ensuite le business outrancier de Piano****, coproducteur du concert, qui on ne sait pourquoi a le quasi-monopole à Paris sur des artistes comme Claudio Abbado, Maurizio Pollini ou Daniel Barenboim, ce qui oblige les salles, bien malgré elles à traiter avec son patron André Furno (Piano**** s’était fait chasser de nombreuses salles à force de coups tordus, y compris à une époque de Pleyel). On commence à bien connaître les interprétations mahlériennes d’Abbado, faites de sobriété émotionnelle et d’une espèce de lumière intérieure ; cette symphonie qui n’est pas du tout ma préférée parle déjà assez comme cela des fins dernières pour qu’il ne soit pas forcément nécessaire de le souligner par l’interprétation, et j’avoue avoir été quelque peu agacé par la toute fin du concert, quand les lumières se sont abaissées au même rythme que le volume sonore de l’orchestre : à force d’avancer dans la voie de l’impalpable, on finit par ne plus rien entendre, surtout quand on est peu sourd comme moi à cause d’un rhume. Ces réserves quelque peu iconoclastes mises à part, il est évident qu’on a affaire à un immense orchestre, à un chef humaniste dont l’expérience infinie transparaît dans chaque geste. J’ai été d’ailleurs frappé de voir que, malgré ce côté « au-delà » un peu attendu, Abbado a pris un soin extrême à caractériser les deux mouvements centraux, le Ländler (danse paysanne) et le Rondo-Burleske : toute l’ambiguïté mahlérienne entre vitalité populaire et extrême sophistication, entre ancrage traditionnel des peuples de la Monarchie Royale et Impériale en cours de délitement et modernité est là.

Cela dit, et au risque d’agacer un petit peu les mélomanes parisiens, ce ne sera pas ce concert-là que je retiendrai parmi toute cette orgie de Mahler. J’avais un peu peur de la Première symphonie, qui m’avait toujours semblée un peu pompière, avec ce surnom si pesant, « Titan » ; eh bien, c’est tout simplement que je ne l’avais jamais entendue bien jouée – donc, quasiment, jamais entendue tout court. C’est Riccardo Chailly qui m’a infligé cette leçon dont je me souviendrai longtemps : son concert à la tête de l’Orchestre de la Radio Bavaroise est un de ceux dont je garderai la mémoire la plus vive. Là encore vous en lirez plus sur Resmusica : je suis sorti stupéfait de ce concert, avec en mémoire – entre autres – le début obsédant du troisième mouvement, sans pathos, mais avec un travail du son qui disait tout.
Le point commun avec Abbado, c’est ce choix d’une approche musicale rigoureuse, refusant tout effet, allégeant la pâte sonore, refusant le gigantisme qui est dans Mahler le refuge des musiciens superficiels. Choisir Abbado ou Chailly, plutôt que Bernstein hier, ou que Gergiev aujourd’hui, ce n’est pas qu’une question de goût, ou plutôt c’est une question de goût dans la mesure où le goût n’est pas qu’une simple préférence adventice (ce que j’avais tenté d’expliquer ici, pas très bien d’ailleurs). Abbado a été le compagnon de route de Nono et de Berio, il a interprété Ligeti et Kurtág, et Chailly avait choisi de placer la Sinfonia de Berio en première partie : je ne dis pas que la musique contemporaine vaut mieux qu’autre chose (encore qu’un mélomane qui la rejette catégoriquement ne doit pas comprendre grand-chose à ce qu’il croit aimer, je trouve), mais on voit avec ces deux chefs comment elle élargit le monde des possibles, comment elle oblige à penser la musique en tant que musique et pas en tant que substitut émotionnel aux déceptions de la vie quotidienne. Mahler, notre contemporain d’il y a cent ans, est pour cela un formidable passeur : derrière Mahler, il y a Schoenberg, puis Webern, Boulez, Ligeti, et tous ces jeunes…

* Il a dû annuler tous ses concerts du mois d’octobre ; pour novembre est prévue une tournée certainement exténuante avec le Concertgebouw en Asie, nous verrons si les choses s’améliorent.


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