Le Sacre du Printemps - Photo Icare |
L'événement, bien sûr, c'était Le Sacre du printemps de Pina Bausch, dont j'avais déjà parlé, et qui est en quelque sorte de droit divin un événement à chaque fois qu'il est présenté. On pouvait aussi profiter d'Apollon de Balanchine, une pièce très souvent donnée à Paris, pour prendre le pouls des solistes de la troupe ; quant au troisième morceau du puzzle, le très abstrait O composite de Trisha Brown, on a lu et entendu à son égard bien des assassinats en règle, peut-être parfois un peu excessifs.
Mais comme souvent, je trouve qu'on n'a pas assez souligné la grande cohérence de ce programme, un peu à la façon d'un programme précédent consacré aux réinventions de la forme classique. Ici, je placerais volontiers l'ensemble sous le vocable de l'émotion en danse au long d'un siècle de danse contemporaine. Et plus encore la question de l'absence de cette émotion : cela vaut pour la pièce de Trisha Brown, mais aussi pour Apollon, qui met en scène une Antiquité associée à une sorte de beauté compassée, froide, celle des frises antiques telles qu'on les voit dans les musées, privées des couleurs vives dont elles étaient recouvertes lors des premiers siècles de leur existence.
La pièce de Brown a pu paraître hermétique, et du coup prétentieuse dans son hermétisme, à beaucoup de spectateurs, et ce d'autant plus que toutes les distributions, cette année, n'ont pas rendu justice à cette chorégraphie qui réclame une rigueur sans faille. Mais c'est l'essence de cette pièce stellaire : à travers ces mots inconnus (le poème de Milosz O composite dit en polonais), parlant - j'imagine - de la fascination inépuisable qu'exerce la langue réduite à ses atomes, Brown nous dresse le portrait d'un monde inconnu, hostile dans son obscurité, qu'elle semble associer au mouvement des planètes.
Sans doute peut-on trouver que cette pièce de 2004 ne marque guère de progrès par rapport à ce qui était la raison d'être de la modern dance américaine, dont Brown a été une pionnière aux côtés de Cunningham, en réaction - justifiée et nécessaire - face au passéisme et au côté commercial de Balanchine ; et on n'aime guère les avant-gardes quand elles se répètent. Sans doute, sans doute : pour autant, je trouve la pièce prise dans son ensemble bien plus intéressante que celle de Balanchine qui précède, et ce même si cette dernière, sans conteste, est plus divertissante. Ce qui les réunit le mieux, finalement, c'est que toutes deux sont bien désemparées dès que les interprètes ne sont pas à la hauteur : il m'a fallu voir Isabelle Ciaravola danser O composite pour que mon intérêt pour cette pièce renaisse (je l'ai vu deux fois cette année, et plusieurs fois au fil des saisons précédentes), tandis qu'il faut un Nicolas Le Riche pour qu'Apollon sorte de la trivialité dans la quelle, à son accoutumée, Jérémie Bélingard l'avait laissé tomber.
Et Le Sacre, alors, me direz-vous ? On ne dira certes pas qu'il n'y a pas d'émotion dans le chef-d'oeuvre de Pina Bausch, bien sûr. Mais au-delà du choc que provoque ce ballet, ce qui est intéressant, c'est la qualité de l'émotion : pas seulement son intensité, mais aussi sa nature, qui le différencie diamétralement d'une autre pièce captivante, cette fois au mauvais sens du terme, le Boléro de Maurice Béjart (attention, l'article en question est assez peu supportable pour les fans de Béjart !). Ce ne sont pas les personnages sur scène, ici, qui sont émus, les pauvres n'en ont pas le temps, et sans doute bien des spectateurs auront du mal à qualifier d'"émotion" ce qu'ils ont ressenti devant cette pièce de 1975. Ce qui me frappe, dans cette pièce, c'est la manière radicale dont un substrat de narration réduit au minimum est porté par un formalisme qui confine souvent à l'abstraction. Pas de personnage, pas d'identification, c'est un peu l'essence du Sacre original pour peu qu'on puisse en juger, qu'on retrouve aussi dans cette merveille d'ambiguïté qu'est le Pétrouchka de Fokine et Stravinsky, où les décors bariolés ne sont qu'une fausse piste. L'ampleur du trouble n'est pas réductible à une carte du Tendre des émotions codifiées du spectacle vivant d'aujourd'hui : il y va de notre peur de l'aliénation, de l'amour du genre humain et de la peur d'en être brutalement chassé. Dans un monde où les dieux ne sont que de jolis bas-reliefs (Balanchine) ou sont inaccessibles et froids (Brown), là est l'humanité, et avec elles tous ses troubles.
Quelques mots pour les danseurs pour finir : pas un de plus pour Jérémie Bélingard (vu en Apollon et dans le Brown), incarnation en toc de l'image qu'on se fait d'un danseur contemporain quand on n'a pas d'horizon autre que le ballet de l'Opéra ; en revanche, retrouvailles émouvantes avec Wilfried Romoli (en attendant Kader Belarbi dans le programme Mats Ek, dont il faut que je vous parle) ; Clairemarie Osta confirme qu'elle est une grande balanchinienne ; et dans le Sacre, n'ayant pas eu la chance de revoir Miteki Kudo, j'ai vu mes réticences confirmées par Géraldine Wiart, un peu pâle malgré un engagement tout à fait respectable, et les débuts d'Alice Renavand dans ce rôle ont également confirmé mes attentes. Très belle danseuse, décidément, avec une surprise tout de même : là où je l'attendais beaucoup plus dans la lignée de l'interprétation victimaire d'Eleonora Abbagnato, son Élue était en quelque sorte le juste milieu entre cette dernière et la terreur sacrée qui pétrifiait, dans mon souvenir, Miteki Kudo.
Un entretien avec Alice Renavand pour Altamusica (2006), où il est question du Sacre, à l'époque où elle y faisait ses débuts dans le corps de ballet (très recommandé !).
Merci pour cet article, j'ai retrouvé beaucoup de mes émotions/impressions. J'avais tant bien que mal essayé de les retranscrire dans ma chroniquette, mais j'ai du mal à trouver les mots adéquats quand il s'agit de danse..
RépondreSupprimerQuant à la nécessité du départ de B. Lefèvre, je ne me prononce pas, je ne connais pas assez les arcanes du palais Garnier !
je n'étais pas allé voir de ballet dans la grande boutique depuis bien longtemps. Résumons nous : le niveau général de la troupe est vraiment excellent et la qualité individuelle des prestations, le soir où j'y suis allé Marie Agnès Gillot et Florian Magnenet rend presque supportable la ringardise d'une chose aussi ennuyeuse (et la musique et la chorégraphie) qu'Apollon musagète. Passons sur la pièce de Trisha Brown déjà vieille avant d'avoir été moderne. Je m'étais déplacé avant tout pour le sacre de Pina Bausch : une chorégraphie d'une force expressive exceptionnelle et d'une modernité absolue ; 35 ans après la création c'est toujours une oeuvre d'aujourd'hui et sans doute même de demain. On peut compter sur les doigts d'une seule main les artistes contemporains de cette envergure. Nous sommes bienheureux à Paris que cette grande dame ai confié deux de ses chorégraphies à notre opéra national. Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu, courrez aussi à "Orphée" quand on le reprendra c'est une merveille.
RépondreSupprimerEt sans vouloir avoir l'air de faire trop l'éloge de la maison, il faut rappeler que seul l'Opéra de Paris a ce privilège !
RépondreSupprimerKlari, en résumé, les raisons d'en vouloir à Mme Lefèvre:
-de toute façon, dans ce genre de poste, il faut savoir partir;
-une politique de distribution et de promotion dangereuse, qui choisit des garçons mignons comme tout mais incapables de porter une fille et toujours blessés (Moreau, Heymann, Ganio !), ne donne pas assez de place aux jeunes danseurs et marche par tocades - au-delà même des goûts personnels!
-Une absence de réflexion sur le répertoire, avec toujours les mêmes ballets classiques plus ou moins bien remontés, et une politique dans le contemporain plutôt malencontreuse
Pour ma part, j'ai plutôt l'impression que Brigitte Lefèvre a pas mal ouvert le répertoire du Ballet aux chorégraphes contemporains : Preljocaj, Mats Ek, McGregor, Pina Bausch bien sûr, Kylian, Forsythe, Sasha Waltz... pour ne citer que ceux qui m'ont le plus marqué. Il faut rappeler qu'elle vient plutôt de là, du contemporain, même si elle a été danseuse dans le Ballet, elle l'a quitté pour suivre sa propre aventure chorégraphique. Comparé à d'autres compagnies de répertoire en France, je trouve que le Ballet de l'ONP se situe bien sur ce plan, non ?
RépondreSupprimerC'est marrant, j'ai la même impression que Papageno, en ce qui concerne le point 3 : le McGregor de l'année dernière m'a laissé un très fort souvenir, ainsi que le Sacre du Printemps, évidemment..Quelques autres dont je ne me rappelle plus les titres. Dans le documentaire 'La Danse', je avais vu Mme Lefèvre fulminer contre les élèves de l'école de danse qui séchaient les cours de contemporain, ce qui semblait passablement l'agacer.
RépondreSupprimerle point 1 : certes. 15 ans, c'est beaucoup.
Quant au point 2: arf, en effet.
Ah, McGregor, c'est LE casus belli absolu, de toute façon... Pour ma part, je préfère l'austérité monastique de Mlle de Keersmaeker...
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