jeudi 14 juin 2007

Le tutu pense

Pourquoi deux messages de suite sur la danse classique? Peut-être à cause de la frustration causée par La Belle de Jean-Christophe Maillot au Châtelet la semaine dernière, mélange aussi malhonnête qu'habile d'emballage classique pour appâter les foules et de contenu "contemporain mou" pour se donner une légitimité culturelle et créatrice sans faire trop peur auxdites foules. On ne travaille pas à Monaco sans que cela ait des effets...

Parlons donc encore un peu de danse classique, en prenant ce terme dans son sens le plus étroit, c'est-à-dire le répertoire hérité de l'école romantique française (de Giselle à La Sylphide) et de ses branches russe (Petipa) et danoise (Bournonville)*.
Il est de bon ton de se moquer du ballet classique: élitiste, enfermé dans son passé, artificiel. Il est vrai que son propre public n'aide pas à en assurer l'éloge: quand on voit un public applaudir à la moindre performance athlétique au détriment de l'émotion, quand on voit ce public mi-parti danseuses frustrées, mi-parti grand-mères et petites-filles, souvent privé de toute curiosité en direction d'autres formes de danse, applaudir à la moindre prouesse physique, on peut parfois se poser des questions; mais ma longue fréquentation du Théâtre de la Ville m'a convaincu que l'opposition entre les deux publics de la danse est sans doute moins forte qu'on ne le croit: les spectateurs de la danse contemporaine consomment leur Bausch, leur Preljocaj, leur Forsythe, et même leur petit scandale périodique avec autant de passivité et de conformisme que les spectateurs du Ballet de l'Opéra devant leur Petipa.
Partagé que je suis entre classique et contemporain, je n'ai pas l'impression, en allant voir un Lac des Cygnes, une Sylphide, voire un Corsaire, de m'abêtir, de diminuer mon niveau d'exigence intellectuelle, de me laisser aller à la facilité.
Prenons l'exemple le plus basique, le plus connu, le plus rabâché: Le Lac des Cygnes. Un conte de fées qui tient en cinq lignes : un magicien a transformé une princesse et sa suite en cygnes qu'il tient en son pouvoir. Un prince épris d'absolu tombe amoureux de la princesse, lui promet fidélité, ce qui assurerait le salut des cygnes. A la suite d'une méprise manigancée par le magicien, il trahit sa promesse et les cygnes sont condamné(e)s à rester sous l'emprise du magicien (ou pas, selon les versions).
On peut, bien sûr, ne voir là que les figures géométriques des actes blancs, que la grâce des cygnes grands et petits, que les acrobaties des solistes. Ce n'est d'ailleurs pas négligeable : il y a là une authentique beauté, un art classique à qui on peut difficilement dénier une grande noblesse: qui dira l'émotion du début du quatrième acte, quand la troupe des cygnes déplore l'échec du prince? La géométrie, ici, comme la technique, sont au service de l'émotion.
Mais il y a plus. A lire mon petit résumé, on aura déjà perçu quelques thèmes: réalité/illusion/image, humain/animal, tous thèmes profondément actuels parce que profondéments humains. C'est cela qui fascine inconsciemment les spectateurs du Lac depuis un siècle: les petits mouvements des bras par lesquels les danseuses imitent les mouvements des cygnes nous émeuvent parce qu'ils sont beaux, mais aussi parce qu'ils sont porteurs d'une souffrance, celle de l'humain soumis à une puissance extérieure et y perdant sa propre humanité, la nostalgie de la déchéance.

Je ne prétends pas avoir convaincu les exclusifs de la danse contemporaine. Mais j'ai envie de leur dire que, s'ils n'ont pas envie du ballet classique, le ballet classique n'a pas non plus besoin d'eux. J'ai dit du mal, de façon évidemment caricaturale, du public de la danse classique; mais il faut dire aussi qu'il y a là, au moins chez ses piliers, une accumulation d'amour, de passion, d'enthousiasme, d'exigence, qui ne font pas taire les critiques précédemment formulées, mais méritent aussi un grand respect, une grande tendresse. Et surtout, ce public, contrairement aux idées reçues, n'a pas vraiment besoin de renforts en nombre: en partie à cause des limites de la diffusion de la danse classique évoquées dans le message précédent, les spectacles sont de toute façon pris d'assaut au-delà du raisonnable.

Il est plus facile de railler le conformisme de la danse classique que de résister à ses séductions, quand elles sont accompagnées de sous-textes aussi riches et bouleversants que celles des plus beaux classiques...


*C'est évidemment une définition trop restrictive, mais elle est au moins pratique pour mon propos du jour. La question de la définition du ballet classique (entre vocabulaire chorégraphique, technique de la danse, répertoire, contexte intellectuel et artistique) est aussi complexe qu'intéressante, et j'ai bien l'intention à terme de lui consacrer un message à part entière.

lundi 11 juin 2007

La révolte des tutus


J'aime passionnément la danse contemporaine. Si je jette un regard rétrospectif sur la saison en cours du Théâtre de la Ville - institution de référence dans ce domaine à Paris -, j'y vois une liste de bonheurs : Michèle Anne de Mey, Win Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker, le duo Montllo Guberna/Seth, Joëlle Bouvier. La France, en ce domaine, est très riche, avec le réseau des CCN (Centres Chorégraphiques Nationaux) et des scènes nationales : souvent centrés autour d'un seul chorégraphe, ils sont en réalité financés essentiellement par les collectivités locales et ont pour défaut principal qu'ils n'apportent pas beaucoup de variété aux spectateurs locaux, qui peuvent avoir l'impression qu'ils essuient les plâtres avant l'apothéose qu'est la venue à Paris; mais foin du mauvais esprit, ces lieux de création sont une richesse exceptionnelle.

La situation, hélas, n'est pas la même en danse classique. Bien sûr, il y a l'institution de référence qu'est le ballet de l'Opéra, ses cent cinquante formidables danseurs, son Lac des Cygnes merveilleux (cf. la couverture du DVD récent tout aussi formidable et merveilleux), son ouverture au contemporain, etc., etc. En tant que Parisien, je ne devrais donc pas me plaindre.
Mais on entend déjà les ballettomanes se plaindre: oui, mais le ballet de l'Opéra ne danse plus assez son répertoire, on emploie les danseurs dans des choses où leur formation et leur niveau n'est pas employé, etc.
Tout cela n'est pas faux, et même assez vrai. Mais il s'agit là d'une mauvaise stratégie. Ce qui est affolant aujourd'hui, c'est qu'au delà de ses défauts le Ballet de l'Opéra est le seul en France à conserver le répertoire classique et à le porter au public. Cela va bien à la centralisation française: si vous voulez voir le Lac, "montez" à Paris. En 2007/8, Toulouse programme un Don Quichotte et beaucoup de Balanchine mais avec en tout et pour tout trois programmes sur une saison, Bordeaux propose en tout trois programmes également dont deux classiques revus par l'étoile Charles Jude. Et ailleurs ? Rien. On a vu le virage contemporain de Nancy ou de Marseille.
On nous parle beaucoup de démocratisation de la culture: c'est là qu'elle devrait débuter, cette démocratisation, par amener les oeuvres aux citoyens là où ils se trouvent. Bien sûr, il est toujours possible au provincial de venir à Paris, mais à quel prix? Là où il doit prendre le train, réserver un hôtel, se battre avec l'administration de l'Opéra pour conquérir une place, je n'ai qu'à passer au guichet le bon jour et, le soir du spectacle, à partir de chez moi une demi-heure avant l'heure, tout juste si je n'y vais pas en pantoufles. Où est la justice?
Il faut donc créer, et soutenir, des troupes de danse classique, ouvertes sur le monde et la création contemporaine mais attachées à ce patrimoine classique. Peut-être en faudrait-il six ou sept, qui seraient chargées de tourner dans toutes les villes disposant d'un théâtre ad hoc (il n'y en a pas tant que cela!); dans leur financement, les collectivités locales auraient une large part, mais il faudrait que l'Etat s'investisse fortement - quitte à demander, légitimement, à la Ville de Paris de participer à celui de l'Opéra.

Il le faut, mais cela sera-t-il ? Avec la ministre actuelle, Ministre des situations acquises, Ministre de l'air du temps, Ministre du Mécénat content de lui, on peut en douter.

samedi 9 juin 2007

Le monstre noir

DSCF1770Il y a toujours quelque chose d'un peu agaçant dans les concerts où paraît une star médiatique: outre la foule d'admirateurs parfois superficiels, on ne peut se défendre de penser que bien d'autres interprètes mériteraient eux aussi salles pleines et applaudissements frénétiques - quant à leur souhaiter des fans énamourés, c'est là quelque chose que je ne leur souhaiterais pas.
Le concert que donnait Hélène Grimaud ce vendredi au Châtelet était de ces concerts-là, mais pas tout à fait, la salle n'étant pas pleine et les applaudissements finalement pas si frénétiques. Et puis, reconnaissons-le, Hélène Grimaud est une pianiste honorable. La déception venait finalement de l'orchestre de la SWR et de son chef Michael Gielen: leur prestation reste meilleure que celles de la plupart des orchestres parisiens, mais ce n'est pas assez pour des artistes aussi exceptionnels.
Il y a deux sortes de pianistes. Les vrais musiciens, les poètes, ceux pour qui la partition reste le guide absolu, les Brendel, les Barenboim, les Lipatti autrefois. Et ceux qui vivent une relation plus tempêtueuse avec leur clavier, ceux chez qui la virtuosité prend souvent le pas sur la musique, ceux pour qui l'oeuvre qu'ils jouent (n')est (que) matériau pour leur propre création, Pollini, Arrau, Lupu. Et, à la frontière exacte entre les deux, Kissin.
Ma préférence va nettement aux pianistes du premier genre, Hélène Grimaud, elle, appartient au second. Dans ce second genre, qui est souvent le préféré des pianolâtres, il y a de très grands artistes, qui me passionnent comme ils passionnent les foules: qu'on pense seulement à une Argerich. Evidemment, Hélène Grimaud est loin d'occuper les premières places dans cette prestigieuse troupe, comme le concert d'hier l'a bien montré. Ses qualités sont aussi ses défauts, cette crispation des bras, cette conquête périlleuse de chaque son constituent une approche extrêmement vivante de l'oeuvre qu'elle jouait - le second concerto de Brahms -, mais il faut pour cela passer par tant d'ornements à peine effleurés, tant de passages où le piano est couvert par l'orchestre, où le contraint croise le débridé. Une pianiste qui n'est pas sans intérêt donc, bien loin des fausses valeurs comme Lang Lang ou Fazil Say - mais certainement pas une artiste inoubliable.

Photo: Théâtre du Châtelet, 2e balcon.

lundi 4 juin 2007

Thalia bifrons

Autrefois - à l'époque de Jean-Pierre Miquel, dans les années 90 -, il y avait un "ennui Comédie-Française, fréquent mais non systématique. On arrivait, on s'installait confortablement, la pièce commençait... Au bout d'un quart d'heure, on s'endormait paisiblement, assuré que rien d'important n'allait se passer, et on se réveillait un quart d'heure avant la fin, constatant avec satisfaction qu'en effet rien ne s'était passé. On sortait de là, pas plus avancé en sagesse, mais au moins bien reposé. C'était notamment le cas du Misanthrope que le maître des lieux avait mis en scène lui-même, et dont le moment fort était l'allumage des bougies.
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La formule de cet ennui exclusif est-elle perdue? Le Misanthrope que Lukas Hemleb vient de créer à la Salle Richelieu, le laisse croire. Car on s'y ennuie beaucoup, bien sûr, mais on ne peut plus dormir aussi tranquillement. A moins d'avoir une forte résistance à la bêtise, à la vulgarité et aux cris. Car Alceste, le crasseux Alceste, crie beaucoup: et malgré tout, Thierry Hancisse, un si bon acteur, n'en est pas moins d'une pâleur atterrante. Quelques acteurs ressortent un peu plus, dont Elsa Lepoivre (Eliante). Mais qu'est-ce qu'une mise en scène sans idée sur la pièce, contre laquelle les acteurs doivent se battre pour exister ne serait-ce qu'un peu?
L'esthétique générale est plutôt classique, pas de frayeur: mais on n'échappe pas à une caractérisation caricaturale, digne de TF1, des petits marquis. Au moins, dans l'Ariodante qu'il avait mis en scène au TCE cette saison, Hemleb ne pouvait-il pas tuer entièrement les charmes de la musique. De la pièce de Molière, hélas, il ne reste cette fois rien.
On peut seulement espérer que ce spectacle malheureux, qui ennuiera des masses de scolaires au nom d'une vision sclérosée de la culture, est un résidu du mandat de Marcel Bozonnet plus qu'une affirmation de la part de la nouvelle administratrice Muriel Mayette...


Heuresement, ceux qui veulent croire que la Comédie-Française a encore un avenir pourront se consoler en regardant à la télévision le merveilleux Cyrano de Bergerac mis en scène par Denis Podalydès: un spectacle à l'esthétique certes classique, mais qui n'en est pas moins du vrai théâtre, intelligent et moderne. Bien sûr, il vaudrait encore mieux aller le voir en vrai, ce spectacle, et on ne peut qu'espérer qu'il sera repris la saison prochaine; en attendant, le voilà à la portée de tous...
Diffusion le 15 juin à

jeudi 31 mai 2007

Un criminel revient toujours sur le lieu de ses crimes

Qui l'eût cru? Le lecteur qui a lu mon message de l'automne dernier sur les concerts de Daniel Barenboim à la tête de sa Staatskapelle Berlin aura du mal à croire que je me suis rendu hier soir au récital du même Daniel Barenboim, retransformé en pianiste, toujours au théâtre du Châtelet (dans le cadre de la saison de Piano****, l'"association" du déplaisant André Furno, qui tient à ce que la dernière catégorie soit à 20 €, quitte à ce qu'il reste comme hier soir des centaines de places). Il serait encore plus surpris s'il savait que je n'aime guère Liszt , au programme hier.
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Dire que ce concert suffira à faire que Liszt ("Lits", comme tenait à le dire une dame croisée hier soir) un de mes compositeurs préférés, ce serait bien excessif. Souvent, sous les doigts de nombreux interprètes, j'entends dans ses oeuvres plus du piano que de la musique, de la même manière que bien des opéras satisfont bien plus le lyricomane que le mélomane.
Chopin, parfois, donne la même impression: mais c'est uniquement la faute des interprètes, plus préoccupés de faire sonner leur monstre noir que de faire de la musique et de comprendre le compositeur qu'ils jouent. Liszt, c'est un peu différent: je le soupçonnerais volontiers d'être complice de ce genre de débordements pianistiques. Mais la preuve est faite qu'un interprète sensible peut en faire de la musique : clarté du jeu, nuances, variété du toucher. Le tout confirmé par cinq bis (Bach, Scarlatti et Chopin) d'une poésie et d'une concentration magnifique.
La morale de l'histoire? C'est évidemment qu'il faut toujours aller contre ses propres blocages, contre ses préjugés, contre ses habitudes. La curiosité paye : on a bien le droit d'avoir tous les préjugés qu'on veut, mais il n'y a rien de plus agréable que de les voir voler en éclat.

lundi 28 mai 2007

Le prix de la gratuité

Les concerts gratuits à Radio France, c'est fini, et paradoxalement on ne s'en plaindra pas. Créés en 2001 par René Koering, ces concerts regroupés sur une poignée de week-ends chaque année depuis seront en effet victimes du vaste chantier de rénovation qui commencera dans toute la Maison Ronde. La musique y gagnera certainement, puisque la très laide et très peu pratique Salle Olivier-Messiaen (photo) deviendra une salle de répétition pour les orchestres, tandis qu'un nouvel auditorium de 1500 places verra le jour.
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Quel bilan peut-on tirer de cette expérience?
Au niveau de la programmation, les expériences positives s'unissent aux concerts indigestes. A vrai dire, le partage entre les deux est souvent trop simple à faire: les plus mauvais concerts sont souvent ceux des orchestres maison (National de France et Philharmonique de Radio France); ceux-ci ne sont déjà pas très bons en général, mais le manque de répétitions et de motivation sont encore plus flagrants lors des concerts gratuits. Beaucoup de bons concerts, en revanche, notamment dans le domaine baroque: on se souviendra longtemps d'un concert Monteverdi avec Gaële Le Roi et Sandrine Piau, accompagnées par Christophe Rousset et trois musiciens...
Au niveau de la fréquentation, les débuts avaient été positifs, si on considère comme positif le fait de faire faire une heure de queue à certains en étant incapable de les accueillir ensuite (car on ne réserve pas); depuis, les choses ont bien changé : si les concerts d'orchestre, même mauvais, font toujours plus ou moins le plein, la plupart des concerts frappent par des centaines de places vides. Que la subvention généreusement dispensée dans ces concerts serve à faciliter l'accès de tous à la musique, soit; qu'elle finance des places vides, c'est déjà plus douteux!
En outre, il faut parfois s'interroger sur la qualité du public. Oublions immédiatement toute idée d'un public populaire: on est dans le XVIe arrondissement, pas loin du XVe, le public est largement local et ces gens sont pour la plupart tout à fait capables de payer. Et ce public apparaît particulièrement mal élevé, avec la complicité passive des organisateurs: on rentre et sort quand on veut, en plein pendant la musique; on passe d'une place à l'autre, on tripote généreusement son programme (oui, cela fait du bruit); et on amène les enfants, avant de se rendre compte en général au bout d'une demi-heure que ce n'est pas de leur âge (d'où départ souvent bruyant et précipité). Le magnifique concert du pianiste Ivan Klansky hier en aura été un parfait, et triste, exemple.
Il convient donc de s'interroger sur l'intérêt de la gratuité: on a souvent souligné que ce qui est gratuit est ce qui ne vaut rien, et que dans le domaine culturel cela entraînait souvent manque de respect et désaffection à moyen terme. Il faut surtout souligner qu'un concert gratuit ne coûte pas moins cher à produire qu'un concert payant: quelle légitimité y a-t-il à ce que l'Etat subventionne à 100% certaines places de concert ? Je ne me réjouis pas des prix élevés des places au TCE ou à Pleyel, mais je ne suis pour autant pas du tout sûr que le public en soit moins populaire. Le fait de faire payer, même de façon symbolique, les places de concert, c'est aussi une sorte de "test de motivation"; dans notre société du "trois pour le prix de deux", de la "bonne affaire" comme motivation suprême, l'étiquette magique "gratuit" attire des gens plus fascinés par ce mot qu'intéressés par la musique.
Adieu donc, salle Olivier-Messiaen; adieu, concerts gratuits: nous ne vous regretterons pas!

dimanche 20 mai 2007

Bastille en mai

Pour nous consoler des malheurs de ce mois, allons donc à l'Opéra...
Evacuons d'abord la plus mauvaise des trois soirées dont je vais parler: je veux évidemment parler de L'Affaire Makropoulos, dont j'aurai donc vu la première et la dernière. J'y suis retourné non par masochisme, mais par acquis de conscience. Je maintiens donc ce que j'avais écrit sur la médiocrité absolue de la direction de Tomas Hanus, qui ne laisse subsister aucun détail de l'orchestration exceptionnelle de Janacek.
Angela Denoke, qui incarne le "rôle titre", m'est apparue comme l'incarnation des défauts de cette production: une volonté affirmée de jouer sur le charisme hollywoodien qui bute sur l'absence de l'ironie et de l'étrangeté de cette musique. Rien de plus familier, en effet, que ces images de paparazzi ; et le manque d'humour, lié à la certitude de dire des choses sérieuses et importantes, est ce qui me semble caractériser le mieux le metteur en scène Warlikowski (et sans doute aussi toute la politique de Gerard Mortier...).

Heureusement, le lendemain: Lohengrin de Wagner, dans une production déjà assez âgée de Robert Carsen. Il faut bien dire que ce n'est pas le travail de Carsen, un des plus grands metteurs en scène lyriques d'aujourd'hui, qui fait le prix de cette soirée, pas plus que le travail inégal du chef Valery Gergiev (je ne suis pas un ennemi de Gergiev, mais j'avoue qu'un peu plus de cohérence et de poésie ne m'aurait pas déplu, à l'image de ce qu'aurait pu faire un bon professionnel beaucoup moins flamboyant comme Peter Schneider), sans parler d'un choeur dans ses plus mauvais jours. Non, l'intérêt est dans la distribution, comme on s'en doutait d'ailleurs bien: passons sur le Roi de Jan Hendrik Rootering, pour lequel j'ai une grande sympathie mais dont la voix est si engorgée qu'on ne l'entend presque plus. Ne nous attardons pas sur le Telramund de Jean-Philippe Lafont, alternant merveilles expressives et moments où la voix ne suit plus (le temps a passé depuis un Wozzeck merveilleux, vraiment chanté, dans cette même salle).
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Mais arrêtons-nous sur le trio royal: Ben Heppner, un peu placide peut-être mais parfaitement audible, subtil et constamment à l'aise; une Elsa troublante, pas du tout pure jeune fille mais d'autant plus émouvante, en la personne de la très contestée, très contestable et toujours passionnante Mireille Delunsch. Inclinons-nous, enfin, devant l'art unique de Waltraud Meier, dont chaque apparition est une leçon de chant et de jeu. Regardez son visage tout au long de l'acte I, où elle ne chante presque pas, regardez ses bras, cela vaut cent mille Actors studio. Ecoutez un timbre unique, un art de la caractérisation qui lui épargne toute surcharge expressive, écoutez sa manière d'utiliser chaque consonne à des fins expressives. C'est souvent cela, un chanteur admirable: un art presque invisible, qui frappe par son évidence et sa simplicité.

On pouvait s'attendre à ce que Lohengrin soit plein, comme on pouvait s'attendre à ce que Makropoulos le soit beaucoup moins, à juste titre à chaque fois. Mais pouvait-on penser que la reprise de Simone Boccanegra de Verdi soit vide à ce point? La mauvaise réputation très excessive, de la mise en scène de Johan Simons a sans doute beaucoup joué, comme l'absence de stars. Pourtant, la représentation du 6 mai (!) a été l'une des meilleures, sinon la meilleure de toutes les représentations verdiennes que j'ai pu voir à Paris et ailleurs.
J'ai plus encore que l'an passé beaucoup apprécié la transposition intelligente de Simons, qui prive le public d'oripeaux d'époque mais pas d'émotion et articule remarquablement enjeux politiques et enjeux personnels des protagonistes. Musicalement, la fête était complète: Boccanegra, d'abord, est un des plus beaux Verdi, loin devant les déplorables Trouvère, Aida ou Forza qui pourraient sans pertes quitter nos scènes. James Conlon, dans la fosse, est remarquable, comme l'orchestre, et ses chanteurs sont de premier plan, à commencer par Stefano Secco, un ténor verdien comme on n'osait pas en rêver (on courra l'entendre l'an prochain dans Don Carlo); mais Olga Gouriakova, avec une voix désormais bien alourdie, donne à son personnage une présence et un intérêt qui, avouons-le, ne sont guère dans la partition et encore moins dans le texte.
Dommage pour ceux qui n'étaient pas là...

vendredi 18 mai 2007

A mauvais spectacle mauvais public (MAIS...)

J'an avais parlé précédemment à la suite de diverses péripéties dans la préparation de la production, je me dois d'en parler une fois la production créée : la Carmen du Châtelet a donc vu le jour.
Je ne connais pas le travail de Sandrine Anglade, qui aurait dû signer la production, mais le résultat aurait certainement été préférable à la production importée de Berlin, créée par Martin Kusej, lequel n'a pas daigné venir remonter sa production (et ça se voit).
Au moins j'ai compris pourquoi M. Choplin a choisi cette production : les nombreuses allusions homosexuelles de cette production ont dû satisfaire le lobby qui domine la culture à la Ville de Paris. Notez bien que je n'ai rien contre les spectacles où il est question d'homosexualité, mais on me permettra de penser que Angels in America de Eötvös vaut bien mieux que cette Carmen ou qu'un certain Chanteur. Passons.
La production ne manque pas d'idées, mais la plupart sont mauvaises. La plus ridicule est sans doute la manie de tuer tout le monde: non seulement Carmen elle-même, mais également Zuniga, Micaëla et Escamillo; quant à Don José, privilégié qu'il est, c'est à DEUX exécutions qu'il a droit, l'une au début (quelle originalité, ce flash-back!), l'autre à la fin. Quant aux nuisettes et petites culottes, je dirai simplement que l'industrie de la lingerie fine risque la faillite si M. Kusej cesse ses activités. Mieux vaut avoir moins d'idées, mais des idées pertinentes et traduites visuellement. Mieux vaut, parfois, une Francesca Zambello, quand ça donne Billy Budd ou La guerre et la paix [DVD].
L'autre gros défaut de ce spectacle est la distribution. La belle (mais peu marquante) Micaëla de Genia Kühmeier, le Don José correct mais exsangue à la fin du spectacle de Nikolai Schukoff ne rattrapent pas un Escamillo terne et maladroit (Teddy Tahu Rhodes), et surtout pas la Carmen indigne de Sylvie Brunet. Médiocre actrice, elle montre admirablement qu'on peut être française et avoir une diction exotique; son absence de charisme, sa monotonie expressive ne sont pas rachetés par un timbre strident.
Le public qui vient, pas aussi nombreux qu'on aurait pu le penser, est un peu à l'aune de cette production: j'ai rarement vu, même dans ce théâtre, un public aussi mal élevé, ce public qui vient là non pas avec la curiosité en éveil, mais pour consommé du prédigéré, déjà connu, et qui ne sait pas qu'à l'opéra on se tait et on essaie de faire le moins de bruit possible, qui ne fait la différence entre son salon et une salle de spectacles. Ami lecteur, ne te sens pas offensé si tu fais partie du public de cette Carmen, je sais bien que les mal-élevés ne sont pas majoritaires; mais par nature, ce sont les plus bruyants...

MAIS...
Mais... Peut-on imaginer, en lisant ce qui précède, que j'ai néanmoins passé une bonne soirée, et même deux? Oui, car cette Carmen de routine est réveillée par un homme. Un seul être est là, et tout est repeuplé. Marc Minkowski. Bien sûr, je garde quelques interrogations, par exemple pour les premières mesures de l'ouverture, prises à un tempo insensé. Mais quelle révélation que le choeur de femmes "Au secours, au secours" (acte I), un des passages les plus étonnants de cette oeuvre inégale: on l'entend ici comme pour la première fois, dans un tempo ralenti qui permet au choeur de chanter vraiment au lieu de suivre péniblement l'orchestre comme il peut.
Une telle splendeur orchestrale de tous les instants, voilà ce qu'aucune des Carmen parisiennes ne nous avait offert depuis longtemps.
Il reste des places dans les dernières catégories: c'est une conséquence de la lamentable gestion de M. Choplin, mais c'est une chance pour quiconque voudrait entendre cette oeuvre revivifiée.

Source de l'image : Daly/Davioud, Les théâtres de la place du Châtelet, 1865. Très belle image qui fait presque oublier que le théâtre lui-même est loin de l'être autant...
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