samedi 24 juillet 2010

Admirations (8) : Gerard Mortier

Est-ce déjà la nostalgie ? Un aimable lecteur avait été intrigué il y a peu par un message ancien où je disais de Gerard Mortier qu'il était plus moderne en paroles qu'en action. Le temps a passé depuis, à tel point d'ailleurs que je n'ai pas retrouvé le message auquel il était fait allusion (mais j'ai bien pu écrire quelque chose comme ça), et il me reste tellement d'images fortes de ces cinq années que le moment me paraît opportun pour revenir un peu sur ces années de mandat.

Simon Boccanegra mis en scène par Johan Simons

Tout, sous Mortier, ne m'a pas plu. D'abord parce que je me suis trompé : je ne vous mets pas les liens parce que ce serait trop facile, mais j'ai commencé par dire du mal sur des artistes comme Christoph Marthaler (dont la Katja Kabanova, par laquelle je l'ai connu, n'est toujours pas le spectacle le plus convaincant que je connaisse de lui) ou Krzysztof Warlikowski, parce qu'ils venaient d'un autre monde théâtral à côté duquel les productions même les plus modernes de l'époque Gall ou du Châtelet font pâle figure.
Ensuite, parce qu'il s'est trompé : l'idée de faire parader les productions les plus réussies de ses mandats précédents n'a guère été couronnée de succès, à la fois parce que certaines avaient déjà vieilli et parce que beaucoup ont été présentées sous forme de reprises bâclées qui ne leur rendaient pas justice. D'où, sans doute, l'impression d'un blocage temporel, d'une modernité d'hier auquel je faisais référence. De tous ces spectacles, je n'ai finalement pas gardé d'autre grand souvenir que Les Troyens, production réellement majeure d'Herbert Wernicke. Le tout étant aggravé par une communication particulièrement agaçante, à la fois très maîtrisée et pleine d'incohérences.


Pour ce qui est des productions qu'il a voulues pour l'Opéra de Paris, on pourrait vite conclure sur un bilan mitigé, alternant des productions modernes et intéressantes avec d'insipide niaiseries, au premier rang desquelles on placera évidemment les spectacles de son compatriote et vieil ami Gilbert Deflo. Mais au fond, est-ce que cela compte tellement ? Bien sûr, on est un peu agacé de penser qu'il n'aurait pas été si difficile, pour "remplir" un quota de productions grand public, de recourir à des metteurs en scène pas plus révolutionnaires mais un peu plus talentueux que Deflo ; mais au fond, le temps passant, qu'est-ce qui compte sinon les productions mémorables, ces productions qui font que notre vision de la musique et du théâtre ne sont plus les mêmes ?
Ces productions véritablement créatrices, qui font œuvre, il y en a eu sous Mortier, il y en a même eu beaucoup. Elles n'ont pas toutes également rencontré leur public, ce qui est regrettable (le cas Johan Simons, auquel je me dois de consacrer un autre message), mais beaucoup ont suscité le débat et créé certes une horde d'ennemis, mais aussi une communauté fervente de défenseurs et d'amoureux, communauté d'ailleurs volontiers traînée dans la boue par le parti adverse, cela soit dit en passant.
Donner une liste de ces productions serait un peu périlleux, d'autant que je risquerais d'en oublier, et puis je n'ai pas tout aimé des productions défendues par Mortier, à commencer par La Flûte enchantée (La Fura dels Baus) ou Tristan mis en livre d'image par Bill Viola. tout ce que je peux faire, c'est dire tout ce que les quelques chefs-d'oeuvre de théâtre musical qui nous été présentées ont pu m'apporter.

Il y a tout d'abord le cas Warlikowski : ou comment se sortir d'un mauvais pas avec brio. Confier Iphigénie en Tauride, comme premier travail lyrique, à Isabelle Huppert, c'était une mauvaise idée, et Huppert a capitulé à un moment où n'importe quel directeur d'opéra n'aurait été capable que de sauver la partie musicale en bricolant un quelconque arrangement scénique. Pas Mortier, qui va chercher un metteur en scène polonais connu des seuls théâtreux et lui permet de signer un spectacle brillant, visuellement magnifique, dont on n'est pas encore revenu. Et tout à coup, un mandat qui menaçait de s'enfoncer dans la routine se trouve relancé, le coup d'essai devenant un triomphe avec un Parsifal dont le génie dialogue d'égal à égal avec celui de Wagner, puis avec un Roi Roger plus intéressant, à vrai dire, que l'œuvre de Szymanowski.

Christine Schäfer, exemplaire tragédienne dans La traviata mise en scène par Christoph Marthaler
 Marthaler, c'est différent : on s'y attendait un peu plus, puisqu'il avait déjà travaillé à Salzbourg, pour des productions d'intérêt divers (je n'aime décidément pas ces Noces façon musical : il y a le Châtelet pour cela). La Traviata, ça reste quand même un choc, et là on a tout à coup l'essence du théâtre : prendre une oeuvre que tout le monde connaît, qu'on oublie derrière les contre-ut des stars, et tout à coup en faire ressortir la tragédie qui s'y était toujours trouvée mais qu'on avait oubliée. Tragédie, pas drame psychologique ou mélo, la tragédie pure, dessinée, mise en forme, celle des Antiques.

Johan Simons, j'en reparlerai une autre fois, mais il faut au moins citer aussi Michael Hanecke, dont le Don Giovanni ultra-contemporain et glacé ne cesse de me revenir en mémoire, par exemple cette petite fête que s'offrait le petit peuple autour de Zerlina et Masetto : masques de Mickey et assiettes en carton, avaient persiflé les ignares, qui méprisaient ce plaisir simple et authentique auquel leur monde, celui de Don Giovanni et de ses pareils, avait renoncé. On y voyait le plaisir d'être ensemble, la joie toute simple des gens ordinaires. Sous le masque d'une transposition qui pouvait paraître presque trop simple, il y avait une vision de ce monde sensible, complexe, où chaque personnage prenait un sens et un relief qu'on avait oublié.

Reste un sujet sur lequel je suis en grand désaccord avec M. Mortier : même s'il l'a fait avec mesure, Mortier a aussi présenté quelques-uns de ces spectacles d'aujourd'hui dont le but premier est d'en mettre plein la vue aux spectateurs, que ce soit par la vidéo (Sellars/Viola pour Tristan) ou par la profusion scénographique (La Fura dels Baus pour La Flûte enchantée) : quand le visuel d'apparence moderne prend le pas sur l'homme, quand une vaste vision englobante prend le pas sur un travail fin sur l'œuvre, je ne suis plus. Ces mises en scène, au fond, ce sont des négations du théâtre, et des formes de refus de la complexité (on en connaît qui diraient qu'au moins ce n'est pas "prise de tête"). Mais au moins ce sont des conceptions qui méritent d'être discutées, qui peuvent susciter le débat : suivez mon regard.

(ah oui, et n'oublions pas : foin des idioties des idéologues : Mortier, c'est AUSSI un défilé de grands chanteurs et des réussites musicales à la hauteur des réalisations scéniques...)


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5 commentaires:

  1. Ouiiiiiiiiiiiii ! C'est moi le lecteur ! C'est pas pour avoir l'air nombriliste, mais quand tu dis "un lecteur" (qui le plus souvent n'est pas d'accord avec toi), il s'agit le plus souvent de moi ;-)

    Tu n'as pas complètement répondu à ma question : tu ne dis pas pourquoi Mortier était plus moderne en paroles qu'en actes. C'est vrai qu'avec Warlikowski, Marthaler,... il a poussé très loin dans le théâtre. Je ne vois pas trop, dans le contexte actuel, comment il aurait pu aller plus loin. Et puis, je te dirai que, lorsque l'on est le héraut d'une cause qu'on défend avec passion, il est essentiel que notre discours soit toujours un peu en avance sur nos actes : on doit trouver le courage de se hisser à la hauteur de nos propres mots...

    Je n'avais pas beaucoup aimé le Tristan de Peter Sellars. En revanche, pour la Fura, je vais prendre le risque d'endosser le mauvais rôle et de critiquer un peu ta conception du théâtre comme fondée sur l'Humain. Bien sûr, c'est important, mais il me semble que c'est une conception qui date déjà d'il y a quelques décennies, et que, dans le théâtre postdramatique, en même temps qu'on décentre le théâtre du texte, on le décentre aussi un peu du corps de l'acteur. On arrive à créer des spectacles très réussis avec des dramaturgies de la lumière, du son et autres théâtres d'objets... il faut juger au résultat final.

    Le pire, c'est que pour la fura, je suis d'accord avec toi. Mais je ne leur reprocherais pas l'absence d'Humain, plutôt l'absence d'une dramaturgie réellement convaincante ("Que veulent-ils dire ?") Pour le coup, ça ne leur ferait pas de mal de compléter leur équipe par un dramaturge comme Miron Hakenbeck (celui de Warlikowski) ou Malte Ubenauf (celui de Marthaler)...
    Bien à toi.

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  2. Je n'ai pas écrit "un lecteur", j'ai écrit "un aimable lecteur"... ca change tout...
    Ma réponse à ta question, en fait, elle est implicite (un peu trop, certes): cette remarque sur la modernité de Mortier, elle était valable surtout pour le début de mandat, avec toutes ces importations à répétition; si ca avait continué comme ca, le bilan n'aurait pas été brillant, mais heureusement sont arrivés Marthaler, Simons, Warlikowski (l'OVNI absolu!), Tcherniakov, Hanecke.
    Pour ce qui est du théâtre de l'humain, je comprends bien ton argument, et c'est sûr que ces dimensions-là sont essentielles ; de toute facon, je me méfie aussi du totem du corps de l'acteur, qui peut donner ce que je hais plus que tout, la "performance d'acteur"; mais quand tu vois Un Tramway, en particulier les premières minutes, même si on est assailli d'images et de sons de toute nature, même si on n'a pas le regard rivé sur Huppert, on respire avec elle, on est comme en elle: ca va bien au-delà du corps tout en étant très physique...

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  3. Sakilotte19/8/10 16:09

    C'est bizarre ce matin en découvrant votre site, fort intéressant, et vos commentaires, je ressentais comme une fébrile envie de réagir à un agacement certain qui monte depuis quelques mois au fond de moi. J'ai 43 ans, ai découvert l'opéra par les disques grâce à mon père qui écoutait tous les week-end Mozart, Rossini, Tchaikovsky ou Wagner. Adolescent, j'allais chaque 14 juillet au spectacle gratuit offert aux courageux à Garnier en faisant la queue dès 7h du matin avec soeurs et amis, pour assister à la représentation qui commençait à 15h. Etudiant alors que je voyageais souvent dans les pays de l'Est, je n'ai jamais manqué une occasion d'aller voir les spectacles qui se donnaient à Budapest, Moscou, Prague ou Varsovie. Etonnamment je ne suis que très rarement allé à l'opéra en France. Il y a 5 ans, je me suis acheté une chaine hifi correcte et me suis remis à écouter beaucoup d'opéra. Ce n'est que cette année que j'ai fait le pas d'aller voir plusieurs spectacles (Le Barbier, Norma, Les Fées, Don Carlo...).

    Comme beaucoup de spectateurs je suis juste heureux d'aller découvrir un spectacle, de mettre des images et des rêves sur des airs que je connais par coeur à force de les entendre en mangeant, travaillant, repassant, cirant les chaussures... Comme certains autres, je suis simplement ému de faire découvrir à ma fille de 7 ans le Barbier de Séville et prochainement le Vaisseau Fantome.

    Franchement, je suis écoeuré du comportement de certains spectateur et critiques, irrespectueux de tout et surtout mal élevé. S'il est bien évidemment normal de ne pas aimer telle ou telle production, de vouloir interpeller sur les excès ou la pauvreté de telle ou telle mise en scène, interprétation ou programmation, j'ai franchement du mal à accepter ce snobisme pédantesque qui consiste à dénigrer à tout va, à cracher à la gueule de ceux qui font et assument des choix, à pérorer comme un vieux coq dont la voix enrouée cache mal le conformisme et l'outrecuidance de "savants donneurs de leçons".

    Oui je m'énerve, mais c'est à chaque fois la même chose, Mortier allait être le sauveur (http://www.marianne2.fr/Gerard-Mortier-le-vrai-chic-parisien-a-l-Opera-de-Paris_a133079.html), Mortier a déçu (http://www.lexpress.fr/culture/scene/opera/gerard-mortier-quitte-l-opera-de-paris-avec-un-bilan-decevant_774659.html), Mortier est nul (http://www.qobuz.com/info/Qobuz-info/Portraits/L-opera-desenchante-Recit-d-un15813?utm_source=qobuz_info_29&utm_medium=e-mail) finalement Mortier n'est pas si mal (http://fomalhaut.over-blog.org/article-24318410-6.html) et finalement il était très bien vu que le nouveau est pire. Et parallèlement, il est vrai que Mortier et consors se font mousser plutôt que de faire ce que l'on appelait de la belle ouvrage.

    En bien le public des simples gens ils n'en peuvent plus de vos simagrées de gens pleins d'aplomb et de certitudes. Je vais vous dire, la Callas elle chantait faux mais elle nous transportait; Gainsbourg il vous méprisait mais il nous transportait, et Voltaire aussi, et Audiard aussi. La nouvelle vague elle nous ennuie. Bon sang, p't-être que je suis de droite!

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  4. J'avoue avoir un peu de mal à comprendre à qui vous vous en prenez. Pour les adresses que vous citez, c'est sûr que ces gens-là disent des choses différentes ; l'auteur du blog Fomalhaut est un ami et n'a jamais caché qu'il aimait le travail de Mortier, tandis que l'auteur de l'article cité par Qobuz est un proche de Nicolas Joel... ça s'appelle le pluralisme, heureusement que ça existe...
    Vous avez l'air de trouver que les gens sont trop négatifs ; par bonheur, vous faites votre commentaire sur un message très positif de ma part. Il faut laisser les gens dire ce qu'ils pensent, même si ça ne vous plaît pas...

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  5. Sakilotte20/8/10 09:36

    Je suis, ce matin un peu plus calme qu'hier en rédigeant ma diatribe. Les analyses que l'on trouve sur votre site et également sur ceux auxquels j'ai fait référence sont certes intéressantes. Je m'étonne que l'ambiance générale qui s'en dégage soit la critique au sens moderne du terme et non au sens étymologique (couper / analyser). L'autre jour au Chatelet, quelques prétentieux ont cru bon de siffler l'orchestre lors de la représentation de Norma, tellement sûr d'eux même qu'ils n'imaginait même pas que leur cirque pitoyable témoignait peu de respect aux spectateurs qui était là pour simplement passer une bonne soirée.

    En fait le monde "picrocholine" de l'opéra, comme celui de la littérature ou bien d'autres, est enfermé dans un carcan bien pensant, narcissique et conformiste (par anti-conformisme). Plutôt que de partager, la larme à l'oeil, les moments de bonheur, on préfère jeter l'anathème, hurler aux loups, dénoncer l'ignominie. Certes laisser percer ses sentiments c'est vils, c'est indécent, c'est pour les faibles. Un homme, un vrai, monte au combat et éructe pour exister. L'étonnant c'est que les femmes ne sont pas les dernière à se comporter de la sorte...

    Et mon agacement va également pour les producteurs, metteurs en scène et consorts. L'intellectualisme à tout crin des décors et mises en scène, le besoin impérieux de moderniser car moderne c'est mieux, au détriment souvent de la sensibilité, relève de ces mêmes logiques. Et Mortier n'était pas le dernier sur le sujet. Au fait, c'est par qu'il était de gauche qu'il a favorisé ses copains?

    Vraiment tout cela gâche la fête par son matraquage incessant. Parfois reprenez votre âme d'enfant et faites nous remarquer le papillon au bord du chemin. Vous savez, quand Ivry Gitlis fait chanter les oiseaux avec son violon, quand les voix de Manrique et Leonora s'enlacent et se caressent au pied de la tour avec les moines et le tocsin au fond (version de Giulini)... voir dans cet extrait de Don Carlo la saison dernièrehttp://www.operadeparis.fr/cns11/live/onp/Saison_2009_2010/operas/decouvrir.php?lang=en&CNSACTION=SELECT_CONTENT&content_id=doncarlo&content_type=video&event_id=416

    Bon j'arrête mes critiques car vous allez penser que je fais exactement ce que je dénonce.

    Un simple gens

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