samedi 10 juillet 2010

L'art de la catastrophe

Vieilles lunes : au moment où Nicolas Joel va fêter la fin d'une première saison particulièrement déplorable, il me paraît bon de rappeler aux bons souvenirs des lecteurs de ce blog quelques-unes des catastrophes les plus mémorables dans l'histoire récente de l'Opéra de Paris. Une catastrophe, c'est ce moment où tout le monde a honte de ce qu'il voit, où personne sur scène ne semble vraiment croire à ce qu'il fait, où on est trop accablé pour huer. Je parle ici essentiellement de mise en scène : on va voir que, comme par hasard, l'odeur de catastrophe a volontiers tendance à contaminer aussi la musique. Dans la plupart des cas, j'ai eu la "chance" d'assister moi-même aux spectacles concernés, parfois à la première (les dates sont toujours celles de la première)...

NB que la sélection n'est pas faite uniquement en fonction de mes goûts : puisque j'ai essayé de lister les productions qui ont unanimement fait un flop, cela veut dire nécessairement que je ne les ai pas aimées moi non plus, mais je n'aurais pas eu de mal à faire quelques ajouts si j'avais jugé seulement selon mes goûts...



Mandat de Hugues Gall (1995-2004)
4 février 1998, Opéra Bastille
Wagner, Tristan und Isolde
Mise en scène Stein Winge

Une coque de navire renversée, une direction d'acteurs inexistante, l'absence totale d'une idée directrice : dès la fin du premier acte le jour de la première, la messe était dite. Avec une distribution de seconds couteaux (dont une remplaçante en Isolde), le spectacle n'avait aucune chance de survivre, et si on a joué les représentations suivantes, c'est bien parce qu'il fallait respecter les engagements pris.

21 septembre 2001, Opéra Bastille
Verdi, Attila
Mise en scène Jeanne Moreau et Josée Dayan

Hugues Gall était plus soucieux d'efficacité industrielle que d'innovation artistique ; les rares aventures qu'il a tentées n'allaient pas dans cette direction, et elles ont en général été peu fructueuse. Ici, il s'agissait de faire débuter à l'opéra des stars d'autres univers. Josée Dayan, prolifique réalisatrice de téléfilms familiaux et gluants, a rêvé pendant son enfance devant les productions poussiéreuses de l'opéra des années 50-60, et c'est ce qu'elle s'était efforcée de faire avec la malheureuse Jeanne Moreau. Je n'ai vu la production qu'à la télévision (oui, quelle chance, elle est préservée pour la postérité) : j'ai rarement autant ri devant un spectacle d'opéra.

8 avril 2002, Opéra Garnier
Mozart, Idomeneo
Mise en scène Ivan Fischer

Jamais je n'avais entendu cela : à chacun des levers de rideau sur de nouveaux décors (assez nombreux), on entendait le public rire. Les chanteurs désemparés (avec là encore un forfait pour le rôle titre) ne cachaient pas leur malaise sur scène, après des semaines de répétition où toute tentative pour faire revenir à la raison le chef d'orchestre Ivan Fischer, novice en matière de mise en scène, était balayée par son intransigeance. Le pire est que ce très bon chef, perdu dans ses problèmes de mise en scène, n'avait pas pu sauver ce qui aurait dû faire sa force, la direction musicale : comme il se doit pour un opéra maritime, l'orchestre nageait sans bouées.

23 février 2004, Opéra Bastille
Pintscher, L'espace dernier (création mondiale)
Mise en scène Michael Simon

La plupart des créations de l'ère Gall ont été des succès de politesse dont on ne retient pas grand-chose. L'espace dernier, c'est bien différent : ceux qui y étaient s'en souviennent encore, et s'en souviendront sans doute longtemps. On a rarement l'occasion de faire une pareille expérience de vide. L'œuvre ne durait pourtant qu'1 h 40, et le thème - les derniers jours de la vie de Rimbaud - pouvait sembler intéressant à défaut d'être original. Mais le livret - et, partant, la musique - se perdaient dans des abîmes de prétention naïve, et la mise en scène de Michael Simon (qu'on connaît principalement comme décorateur pour Jiri Kylian) ne faisait qu'aggraver la boursouflure du propos. Inoubliable, vraiment.

Mandat de Gerard Mortier (2004-2009)
4 juin 2007, 14 février 2008, Opéra Bastille
Verdi, Un ballo in Maschera ; Luisa Miller
Mise en scène Gilbert Deflo

Errare humanum est, perseverare diabolicum : par deux fois, deux saisons de suite, Mortier a fait l'erreur de confier des productions verdiennes à son vieil ami Gilbert Deflo, dans l'espoir de vendre facilement des productions classiques qui ne feraient pas de vagues. Raté : l'indigence du travail scénique du metteur en scène belge a suscité au moins autant d'indignation que les mises en scène plus progressistes de la même période. D'autant que, pour le premier, l'indisposition de Marcello Alvarez n'a pas contribué à la réussite musicale de l'ensemble. Cela dit, vu la qualité de ces deux œuvres, on peut se consoler en disant qu'il n'y avait pas grand-chose à gâcher.

13 juin 2009, Opéra Garnier
Jommelli, Demofoonte
Mise en scène Cesare Lievi

C'est un flop un peu secondaire : la production n'était qu'en visite à l'Opéra Garnier, mais elle n'aurait jamais dû avoir le droit de se montrer au public parisien. Musicalement, il y eu un ou deux fan énamourés du chef à la mèche (Riccardo Muti, pour ceux qui l'auraient oublié) pour nier l'évidence d'une direction exsangue, tellement guidée par une idéologie anti-baroqueuse d'acier, entraînant les jeunes chanteurs vers le néant ; scéniquement, le désastre - provoqué par un metteur en scène choisi par Muti, cette fois-ci en haine des metteurs en scène modernes - était sans appel : médiocres lumières, décors sans couleurs et sans vie, absence de direction d'acteur. Merci Monsieur Muti.

Mandat de Nicolas Joel (depuis septembre 2009)
14 septembre 2009
Gounod, Mireille
Mise en scène Nicolas Joel

J'ai assez écrit sur ce manifeste anti-intellectuel, anti-théâtral, nationaliste et obtus pour ne pas en remettre une couche ici ; mais j'en profite pour souligner à quel point cette production a ridiculisé l'Opéra de Paris dans le monde entier : j'ai parcouru la quasi-totalité des critiques publiées dans les journaux étrangers qui avaient envoyé en nombre leurs correspondants, et le résultat est dévastateur. Sarkozy/Joel, même combat...


14 juin 2010
Rossini, La Donna del Lago
Mise en scène Lluis Pasqual

Là encore, j'en ai déjà parlé ici : ce qu'il faut souligner, cette fois, c'est à quel point Nicolas Joel est directement responsable du naufrage, en imposant son cher Ezio Frigerio, déjà responsable des décors du naufrage précédent, à Lluis Pasqual, et en ne prenant pas les mesures nécessaires une fois que la catastrophe s'est dessinée (assez tôt, je pense).
Je précise que, par pure bonté d'âme et parce qu'il y eut une ou deux personnes pour la défendre, je n'ai pas inclus la production d'Andrea Chénier (mise en scène Giancarlo del Monaco, décembre 2009) dans cette liste : je n'en pense, bien entendu, pas moins.

Ai-je oublié quelque chose ?

Abonnez-vous ! (vous pouvez aussi vous abonner par mail (case en haut à droite)

4 commentaires:

  1. Ein Junker aus Franken11/7/10 16:11

    Tu ne vas pas être d'accord, mais Ariane et Barbe-Bleue avait été un spectacle, dans mon souvenir, unaniment éreinté - et à raison. La mise en scène est une des choses les plus moches et ennuyeuses que j'ai pu voir (les huées étaient à la fois très violentes et unanimes - pour W'ski, la sale était partagée, là, non) et la pauvre Polaski, qui devait porter l'opéra presque à elle seule, était totalement incapable de chanter le rôle, se bornant à hurler faux. Un désastre musical et scénique. Ne surnageait que la direction de Cambreling, au minimum parce que l'orchestre sonnait bien (mais des gens qui connaissaient bien la partition étaient plus réservés, je crois).

    Par ailleurs, j'avais boycotté la chose, mais il me semble que, pour une fois, tu étais de l'avis majoritaire pour trouver les Nozze "de" Marthaler atroces.

    Pour le reste, assez d'accord avec ta liste, même si Attila, à l'époque, m'avait simplement laissé de marbre ; j'estime avoir vu bien pire. Le problème de Mireille, aussi, est la piètre qualité de la musique (sans parler de la connerie sans fond du livret, mais c'est moins grave).

    RépondreSupprimer
  2. Je ne suis évidemment pas du tout d'accord sur Ariane, production très aboutie analysant en profondeur et en finesse une oeuvre qui n'est pas du tout ce dont elle a l'air. Et argument supplémentaire (et définitif !) pour ne pas la ranger dans les catastrophes : j'ai trouvé des critiques positives :
    -Sur un site amateur : http://www.anaclase.com/opera/articles/ariane-barbebleue.htm (très juste, je trouve)
    -Sur un bastion du crypto-communisme libertaire : http://www.lefigaro.fr/culture/20070919.FIG000000188_depaysement_et_modernite.html

    Pour Attila, tu avais dû te laisser prendre par Ramey, alors encore fabuleux, et oublier de regarder...

    RépondreSupprimer
  3. Alors pour Ariane, disons que la "dramaturgie" de l'oeuvre était fort intéressante (le complexe de Stockholm...), le mot "dramaturgie" étant compris comme "la mise en scène moins la scène"... Mais malgré mon amour inconsidéré pour Marthaler, pour ce que j'ai pu en voir, les spectacles d'Anna Viebrock seule n'égalent pas ceux de son comparse allémanique, et pêchent souvent cruellement au niveau de la direction d'acteur... (C'était le cas pour Ariane) Je vais la voir à Avignon (Anna, pas Ariane !) cet été. Je vous dirai...

    RépondreSupprimer
  4. Ein Junker aus Franken14/7/10 14:30

    Tu es allé les chercher loin, les critiques, mais bon, elles existent (un peu surprenant que celle du Figaro ne soit pas signée d'ailleurs - et l'argument selon lequel le public des premières serait différent m'est toujours apparu stupide : je reconnais à W'ski au moins le courage de venir saluer plusieurs fois et il est hué quelles que soient les représentations).

    Pour Attila, c'est bien possible.

    Sinon, une tâche plus difficile, trouver une critique qui a défendu le Boccanegra de Simons. Même Mahdavi n'a pas pu s'y résoudre. Je sais que là encore tu ne seras pas d'accord, mais c'est pour moi un des grands naufrages de la période gégesque (idée de transposition qui n'en est pas une, décor et costumes hideux, direction d'acteurs encore plus absente que chez Deflo).

    RépondreSupprimer

Une petite râlerie ? Une pensée en l'air ? Une déclaration solennelle à faire ? C'est ici !

NB : Les commentaires sont désormais modérés en raison de problèmes de spam. Je m'engage à publier tous les messages qui ne relèvent pas du spam, même à contenu désagréable

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...