Je m'en veux de recourir à des cas aussi faciles, dont la charité devrait détourner pudiquement mes yeux : mais pensez à des spectacles aussi marquants que Mireille mis en scène par Nicolas Joel*, Demofoonte de Jommelli (Cesare Lievi, Salzbourg/Ravenne/Paris) ou la récente Donna del Lago de Garnier. Si vous avez vu ces spectacles et êtes comme la quasi-totalité des gens avec qui j'ai pu parler, vous vous êtes ennuyé à ces spectacles comme il ne devrait pas être permis de s'ennuyer. Vous voyez où je voulais en venir : ces trois spectacles sont des fers de lance d'une tendance du monde lyrique, qui reproche aux metteurs en scène modern(ist)es de trahir les œuvres, en faisant de la fidélité à l'œuvre la première vertu d'une mise en scène.
Il me semble, quand même, que ne pas ennuyer le spectateur est un but assez incontournable de tout spectacle, même si ses concepteurs ne sont pas nécessairement responsables de l'ennui de tel ou tel spectateur. Peut-on donc vraiment parler de fidélité dans ce cas ? Dire que Mireille était fidèle à l'œuvre parce qu'on y trouvait les mêmes épis de blé que dans L'élixir d'amour mis en scène par Laurent Pelly, qu'on avait mis une bâche plastique bleue censée imiter le Rhône et que la manière dont la barque d'Ourias glissait au fond des eaux faisait rire le public, ce n'est après tout peut-être pas faux (l'œuvre elle-même est un peu ridicule et plate, non ?), mais ce n'était en tout cas le meilleur service à rendre à Gounod.
Tout dépend donc de ce dont on parle quand on parle de fidélité. Bien sûr que les metteurs en scène contemporains veulent restituer dans les œuvres qu'ils abordent ce qui leur paraît en être l'essentiel, l'émotion première, le sens fondamental. Je vais prendre un exemple belcantiste, pour attaquer l'ennemi sur (ce qu'il imagine être) son propre territoire : dans Maria Stuarda de Donizetti, il y a un cadre historique bien précis, auquel on associe des images plus ou moins historiques (sans se rendre toujours compte que les portraits officiels des souverains sont tout sauf des représentations de la vie quotidienne...). Rendre visuellement l'atmosphère de la cour royale élisabéthaine par le faste des costumes, pourquoi pas, mais qu'est-ce que ça nous dit sur les personnages, sur leurs émotions ? Rien, absolument rien ! Et pourtant, il y en a, du matériau humain, dans cette adaptation finalement assez fidèle de la pièce de Schiller : ce qui est vraiment essentiel, c'est de faire comprendre cette étrange relation entre Elisabeth et Marie, la souveraine et la prisonnière.
Elisabeth a peur de Marie, dont elle subit la supériorité intellectuelle et morale ; c'est pour cela qu'elle ne veut pas la voir, mais qu'elle n'arrive pas non plus à la faire disparaître : elle a tout le pouvoir du monde, mais elle est faible, timide, malhabile. Quand enfin elle accepte de la rencontrer, que se passe-t-il ? Dans l'opéra de Donizetti, avant même qu'elles ne se parlent, un court sextuor entamé par Elisabeth : È sempre la stessa/ Superba e orgogliosa..., dit-elle en quasi-récitatif, entre constatation objective et coup au cœur ; elle voudrait se convaincre que Marie sta oppressa/ da giusto terror, mais celle-ci la comprend mieux : Quest'anima è oppressa/ Da crudo timor (Cette âme est oppressée par une cruelle crainte). Un seul regard a suffi, et en ennemies implacables, elles se connaissent suffisamment pour avoir tout compris.
Ce que la mise en scène doit absolument savoir restituer, c'est cet instant de sidération traduit musicalement par le sextuor (qui n'est pas, comme souvent, la conclusion d'une scène, mais un morceau en quelque sorte à part, hors construction musicale) : nous aussi, nous devons avoir ce coup au cœur et tout comprendre en un fragment de seconde. L'aspect visuel est sans importance : c'est pour de tels moments que nous vivons.
Les amateurs de bel canto sont les premiers à dire que les livrets de ces opéras sont idiots et qu'il n'y a rien à en faire : il est toujours plus facile de critiquer bêtement que de tenter de comprendre...
Tout cela ne vient pas de soi-même : il ne suffit pas d'un jeu d'acteur pertinent dans la scène concernée pour que vienne l'émotion juste. Pour de tels moments, c'est toute la construction du spectacle qui joue, il ne suffit pas d'une direction d'acteurs consciencieuse qui enchaîne scène à scène. On surévalue beaucoup le rôle de la direction d'acteurs, aujourd'hui, chez les uns comme chez les autres d'ailleurs : le travail du metteur en scène va bien au-delà, a fortiori dans le domaine de l'opéra où les conditions de répétition sont telles que s'il n'y pas de vision d'ensemble, ce n'est pas ce qui va être bidouillé en quelques semaines qui va sauver les meubles.
La fidélité à l'œuvre, c'est d'abord le courage de se confronter aux enjeux dramatiques, de trouver les moments qui cristallisent l'émotion, et de construire pour y amener le spectateur une structure dramatique. C'est ainsi qu'on pleurait, dans le Wozzeck de Chéreau, en voyant la Marie de Waltraud Meier seule, assise au milieu de la scène, immobile : elle ne faisait rien, mais tout nous avait amené à ce moment bouleversant.
La fidélité à l'œuvre, c'est aussi la prendre au sérieux, ne pas "faire comme d'habitude", mais oser jeter un regard sans peur et sans reproche sur l'œuvre, et ce sans avoir peur non plus de jeter un regard personnel. Que Christoph Marthaler se soit servi de Piaf pour évoquer Violetta, ce n'est pas très important ; mais qu'il ait voulu faire sortir du théâtre de boulevard le personnage central de La Traviata pour la plonger dans la tragédie, qu'il ait osé une Violetta angoissée, perdante désignée d'un jeu dont elle paraît la souveraine, qu'il ait osé cette mort petite, timide, bouleversante, voilà ce qui compte vraiment. Il a cru à l'opéra de Verdi, voilà l'éloge le plus vrai qu'on peut faire de son spectacle.
Rusalka vue par Jossi Wieler, écrasée par les conventions d'un monde qui ne la comprend pas Photo A. T. Schaefer |
C'est d'ailleurs intéressant de voir que, parfois, les grands esprits se rencontrent : Robert Carsen et Jossi Wieler, pour mettre en scène le bal dans le 2e acte de Rusalka, ont tous les deux sans vergogne enfreint ce qu'impose (impose !) le livret. Au lieu d'un bal mondain, on avait chez Carsen (dont le spectacle est disponible en DVD) la représentation traumatique, violente, de la sexualité, vue par les yeux de Rusalka ; chez Wieler, Rusalka faisait lors de ce bal l'apprentissage douloureux de sa nouvelle condition d'humaine : la souffrance de l'apprentissage (la marche, à la façon de la petite sirène d'Andersen, qui souffre le martyre en découvrant l'usage de ses jambes), la souffrance de la différence, qui est un des grands thèmes du spectacle (les invités se moquent cruellement d'eux). Deux visions totalement différentes, qui montrent toute la latitude du champ interprétatif, mais qui sont aussi directement moulées sur la musique, qui ont écouté cette musique avec attention : musique de danse, sans doute, mais surtout musique d'une étonnante violence, rien à voir avec une valse de Strauss...
C'est finalement ce que j'aurais envie de répondre aux hystériques du contre-ut qui crient à la trahison : vous savez, les compositeurs sont plus intelligent que vous le croyez - pour ne pas dire : plus intelligents que vous...
* Le DVD vient de sortir, et ô miracle, Gilles Macassar dans Télérama tire à boulets rouges sur le spectacle. Je suis évidemment de son avis, mais quand on est journaliste, c'est bien d'avoir un peu des principes. Macassar, tout comme Renaud Machart dans Le Monde, a eu une attitude ambiguë sinon assez interlope pendant la période Mortier. C'est bien facile aujourd'hui de venir crier contre Nicolas Joel quand on n'a pas levé le petit doigt (voire pire) quand Mortier faisait ses spectacles les plus intelligents sous les crachats des imbéciles.
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Lapsus : la Maria Stuarda dont il est question est celle de Donizetti.
RépondreSupprimerOh là là, les Gruberoviens vont me tomber dessus, tous aux abris !
RépondreSupprimerMerci, je corrige tout de suite.