Mes lecteurs mélomanes vont soupirer : quoi, encore de la danse ? Mais oui ; après tout, ce n'est pas ma faute si Paris est dans le domaine lyrique descendue au rang de bourgade de province (patientez, on va parler de Wagner très bientôt). Il y a quelques jours, c'était du Bolchoi que je vous parlais, et de la manière fort agaçante dont cette vieille institution auréolée de sa tradition centenaire jouait de son image pour faire du marketing ; nous voilà revenus aux affaires parisiennes, puisque c'est Rain d'Anne-Teresa de Keersmaeker qui tient l'affiche du Palais Garnier.
J'avais vu Rain il y a quelques années à Sceaux et devrai attendre encore quelques jours pour pouvoir le revoir à Paris (une seule fois, hélas), mais la polémique qui monte autour de la programmation de ce ballet, et les quelques huées qui ont entaché la première de cette série parisienne me fait bondir et met ma patience à l'épreuve.
Rain est un des ballets les plus souvent joués des années 2000 : j'avais pu compter autrefois qu'entre 2001 et 2005, il avait compté pas moins de 161 représentations. Bien sûr, le succès ne met jamais à l'abri de la critique ; bien sûr, on est libre d'aimer ou de ne pas aimer ; pourtant, la réaction du public parisien, allant parfois jusqu'à nier toute légitimité artistique à la pièce, n'en est pas moins révoltante. Ce qui est choquant ici, c'est en quelque sorte le manque d'humilité, la fin de non-recevoir qui est opposée sans ménagement à un artiste majeur de notre époque. Et ce deux semaines après que ce même public ait fait un triomphe à cette déferlante de vulgarité qu'aura été, à quelques exceptions près, la tournée du Bolchoi.
C'est une chose vraiment étonnante, cela, que de voir comment le public parisien se précipite aux grandes expositions d'art contemporain - les bonnes (Morellet à Beaubourg, Anish Kapoor au Grand Palais) comme les mauvaises (l'art pour oligarques russes façon Jeff Koons ou Murakami présenté avec complaisance à Versailles) - mais demeure aussi frileux face à cette même modernité dès qu'elle se présente sous la forme du spectacle vivant. C'est la même espèce d'humiliation que celle que j'avais ressentie face à ce comportement indigne du public parisien devant les mises en scène de Christoph Marthaler (cette Traviata sublime) ou de Johan Simons à l'Opéra. Il faut remercier Brigitte Lefèvre, si coupable qu'elle soit par ailleurs à bien des égards, d'avoir eu le courage d'imposer ce spectacle à l'Opéra - avant son départ qu'on espère prochain.
L'art admirable de Keersmaeker, lui, n'est certainement pas pour les oligarques russes. Il est à mille lieues des fanfreluches prétentieuses d'un Wayne MacGregor, qui masque sa pauvreté sous le clinquant des costumes et des vidéos, sous la facilité des thèmes d'actualité qui tiennent lieu de pensée. Il est à mille lieues de la générosité de commande d'un Sidi Larbi Cherkaoui. Mais il est aussi éloigné du travail ironique, de moraliste désabusé, de l'artiste total Jan Fabre (cf. mes critiques Dansomanie de L'Orgie de la tolérance et Prometheus Landscape II). Ce qui fait que Keersmaeker, trente ans après ses débuts, reste une artiste aussi radicale qu'à ses débuts tient à mon sens dans un art d'une abstraction absolue, qui ne cède ni aux diktats de l'émotion, ni aux exigences des thèmes dans le vent. Une pièce de Keersmaeker n'est jamais une pièce sur, elle ne parle de rien, ce qu'elle partage d'ailleurs avec feu Merce Cunningham, dont la sépare pourtant une relation bien différente entre la danse et la musique.
Les ballets de Keersmaeker ne font rien pour se faire aimer, et c'est au spectateur d'aller vers eux. Ce n'est pas confortable, ce n'est pas un bon divertissement du samedi soir : si le but de la danse est simplement d'être jolie (c'est la vision, pour caricaturer un peu, qu'en ont bien des amateurs occasionnels, et même certains "connaisseurs"), c'est raté. Keersmaeker met devant votre nez l'exigence absolue d'une écriture chorégraphique où le mouvement vaut pour lui-même. Certains, sans doute, parleront de mépris du spectateur : c'est tout l'inverse, c'est l'espoir confiant qu'il acceptera de faire le chemin.
Pour en revenir précisément au cas de l'Opéra de Paris, il est important de souligner à quel point l'entrée au répertoire de Rain est un événement important pour la troupe beaucoup plus que la chorégraphe. Anne-Teresa de Keersmaeker n'a rien demandé à la vieille maison, c'est la vieille maison, c'est-à-dire Brigtte Lefèvre, qui a fait des pieds et des mains pour que Keersmaeker accepte de confier sa pièce. Ce n'est pas Keersmaeker qui a besoin de l'Opéra, c'est l'Opéra qui a besoin d'elle, et plus qu'on ne le croit. Cela fait des années que j'étais persuadé que c'était là ce qu'il fallait à l'Opéra, beaucoup plus que la vacuité intellectuelle d'une Robyn Orlin ou d'un MacGregor : une discipline, une concentration, un oubli de la hiérarchie (il me paraît évident que si les étoiles ne figurent pas dans la distribution, c'est parce qu'elle n'a pas voulu d'eux - leçon à méditer). Un retour à l'essentiel, non pas seulement pour la danse contemporaine, mais pour la danse tout court.
Il faut le dire : la troupe de l'Opéra est de moins en moins en forme. Le constat que j'avais dressé il y a 18 mois, sous forme de portraits artistiques des Messieurs et des Dames de la troupe, et qui n'était pas brillant, s'est à mon sens plutôt aggravé.Les danseurs de l'Opéra sont des gentilles filles et des gentils garçons, un peu évanescents, fragiles, élégants, mignons, très agréables à regarder. Mais ils n'ont plus d'allant, de force artistique, de personnalité, de puissance (je ne parle pas des muscles, notez-le bien), à tel point qu'un néant comme Jérémie Bélingard peut y passer pour un grand danseur contemporain. La comparaison avec les troupes étrangères devient parfois confondante.
J'en suis persuadé, un danseur qui aura fait l'expérience de Rain dansera mieux, tout simplement.
samedi 28 mai 2011
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Pour ce qui est du choix des danseurs, c'est Brigitte Lefèvre qui les a choisis. Elle en a sélectionné une trentaine, pour différentes raisons mais aussi en fonction de leurs envies. Puis il y a eu un casting (fait par Brigitte Lefèvre et ATDK) qui a permis de choisir les deux distributions.
RépondreSupprimerJe te trouve bien sur avec les danseurs qui ont fait à mon sens un performance remarquable, mais je suis d'accord avec toi, après cela on doit forcément danser différemment.
Tu anticipes sur mon prochain message, parce que tu as vu ce que j'écrivais sur Twitter !
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