lundi 4 juillet 2011

Les chemins de la modernité (3) - Gurre-Lieder, le triomphe de Schoenberg

Les Cassandre ont eu tort : oui, il est possible de (presque) remplir Pleyel fin juin avec du Schoenberg. Ce qui faisait l'événement dans le concert de ce samedi, c'était avant tout l’œuvre programmée, ces gigantesques Gurre-Lieder qui mettent à mal les finances des institutions qui ont le courage de les affronter - la création en 1913 n'a eu lieu qu'après souscription, sous les auspices d'une association ad hoc. Personne en revanche n'aurait pensé en premier lieu à l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et à son chef Marc Albrecht pour mener ce projet : eh bien, on ne peut que remercier la salle Pleyel d'avoir soutenu ce projet (donné comme il se doit également à Strasbourg), parce que le résultat orchestral a dépassé mes espérances.

Le grand méchant loup est devenu fréquentable :
Schoenberg idole des foules ? (portrait par Richard Gerstl)


Aidé par de nombreux musiciens extérieurs dont le premier violon Luc Héry (Orchestre National de France), l'orchestre a donné une interprétation d'une telle qualité qu'on en oubliait à quel point l’œuvre est difficile, à quel point l'acoustique de la salle Pleyel est selon certains censée être calamiteuse. Même l'image de monumentalité attachée à cette œuvre se brouillait, puisqu'au lieu de privilégier les faciles effets de masse d'une emphase post-romantique le chef a su au contraire mettre en valeur la délicatesse infinie de l'orchestration et de la dynamique. Là où les épigones post-wagnériens de son temps obscurcissaient la pâte sonore et se complaisaient dans les tons chargés, Schoenberg privilégie la lumière, et ce concert en aura été l'illustration exaltante. On entendait tout, dans cet orchestre, toute l'infinie variété des timbres instrumentaux qui fait oublier l'effectif pléthorique pour donner une atmosphère de musique de chambre.
Même dix jours plus tard, j'ai encore en moi la sensualité d'une présence tactile de tel départ de violoncelles ou de contrebasses. Le chef Marc Albrecht, qui est sans doute l'un des plus grands chefs d'aujourd'hui pour la musique du XXe siècle (cf. sa Lulu à Salzbourg l'été dernier), a parfaitement compris que c'est en étant analytique qu'il réussirait à restituer la sensualité et les couleurs chaudes que les chefs censément romantiques, façon Thielemann, s'obstinent à rater en les poursuivant trop directement.
Le concert, sans doute, n'était pas parfait, parce que le chœur importé d'Europe de l'Est aurait pu être meilleur, parce que le ténor Lance Ryan assure vaillamment son rôle difficile mais impose un timbre qu'on aurait peut-être préféré ne pas aussi bien entendre, parce que le micro de la récitante Barbara Sukowa était réglé bien trop fort ; mais en échange, outre les qualités déjà mentionnées du chef et de l'orchestre, le public aura vécu un véritable moment de grâce avec la Colombe magnifique d'Anna Larsson, une de ces chanteuses trop discrètes pour devenir des stars, mais qui enthousiasment chaque fois le public.
Le succès de ce très beau concert, pour une œuvre trop rarement donnée mais dont le cercle d'amoureux s'élargit constamment, s'inscrit dans un processus déjà bien avancé d'intégration de Schoenberg, le grand méchant théoricien, dans le répertoire classique et dans les goûts du public. Il y a deux ans, un cycle de 3 concerts organisés par Radio France avait été une étape importante de ce processus, et d'autres concerts l'avaient confirmé depuis : pan sur le bec à tous ceux qui croient encore à une incompatibilité de principe entre le public et une musique ayant quitté le havre tonal. Il y a vingt ans, Chostakovitch faisait peur et vidait les salles ; on sait bien que ce n'est plus le cas aujourd'hui où au contraire ses grandes symphonies font courir les foules. C'est au tour de Schoenberg maintenant, et on ne peut que s'en réjouir.

5 commentaires:

  1. "Aidé par de nombreux musiciens extérieurs dont le premier violon Luc Héry"
    Cela fait au bas mot pas loin de 5/6 ans que l'OPS cherche un violon solo...cela en dit aussi long sur l'amateurisme qui règle dans la gestion des orchestres français....Quand on pense qu'un chef comme Mark albrecht est remplacé par Marko Letonja...

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  2. N'importe quoi! Marko Letonja est un choix absolument génial.

    Marc Albrecht a fait un excellent travail avec cet orchestre pendant des années et c'est en partie pour cela qu'ils sont aussi bons aujourd'hui. Marc Albrecht avait déjà accepté l'offre du Nederlandse Opera à Amsterdam et l'OPS a du chercher un remplaçant.


    Son remplaçant s'est imposé tout seul après avoir marqué grandement les esprits par sa façon de diriger cet orchestre dans Die Walküre, et ensuite dans Siegfried.

    Ce qu'il a fait ce printemps dans le Götterdämmerung avec ce même orchestre c'était tout simplement incroyable.

    Donc, au lieu de chercher le remplaçant selon le coefficient de "star-i-tude", ils ont décidé sur la base du travail accompli et la complicité que le chef [Letonja] avait établi avec l'orchestre. Chapeau à ceux qui ont pris cette décision !

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  3. le nom du remplaçant ne s'est nullement imposé de lui même...ce fut plus d'1,5 ans de tractations entre l'OPS, l'opéra du Rhin, le festival Musica et le ministère de la culture...Ce fut, comme toujours à la française avec intrigues et cie sans oublier le rôle du directeur général de l'orchestre tjrs spécialiste de l'ouverture de parapluie. Alors comme tjrs, le nom sorti du chapeau est le plus petit dénominateur commun...(d'autres noms d'une tout autre envergure étaient dans le chapeau avec de vrais projets ambitieux...)
    l'OPS est l'un des plus vieux orchestres de France et il fut dirigé par Pfitzner, Klemperer, Szell, Rosbaud, Lombard...alors Marko Letonja MDR !
    Il ne s'agit pas de "star-i-tude" mais de cruel manque d'ambition et surtout de vision ? C'est dans 99% des cas comme cela en France pour la culture et c'est honteux.

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  4. Euh... Je n'ai rien dit, pour ma part... Je crois bien que je n'avais jamais entendu cet orchestre jusqu'à présent, et jamais Letonja non plus. Promis, j'essaierai de rattraper mon ignorance, et bon courage à Letonja et à l'orchestre de toute facon...

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  5. Pierre-Jean c'est un peu contradictoire de dire que ce n'est pas la question de "star-i-tude" tout en sortant des noms de Pfitzner, Klemperer, Szell...

    D'ailleurs, Letonja a d'autant plus mérité sa place que son résultat bluffant dans le Ring strasbourgeois avait débloqué le processus de sélection [quoi de plus piégeux pour un chef que le Ring?!]

    Prendre le risque et donner la chance à un chef qui manifestement sait faire et qui n'est pas une star -- ça me plait comme approche. Sorry!

    Ce qui est beaucoup plus honteux c'est de voir Kurt Masur "diriger" l'ONF à Paris plusieurs fois par an, ou Ricardo Muti venir à 17h pour diriger l'ONF le soir même à 20h au TCE, ou de voir Placido Domingo venir la veille pour diriger l'OPRF dans la première d'une création ["La Mouche"], ou Gergiev faire de même pour Romeo et Juliette à Bastille etc etc etc. Cela se fait en permanence et ça démoralise des musiciens (pour ne pas aller plus loin).

    Oui, bon courage à Letonja et à l'orchestre.

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